Mesnil-jouxte-Jumièges, paroisse où elle mourut, fut appelée parfois Ménil-la-Belle. Deux vers résument pourquoi :
C'est ici le Ménil qui
toujours se surnomme
Du nom d'Agnès Sorel que sa
beauté renomme...
Son fils ratifia
cette rente devant Saussai, le notaire de Jumièges. Et
bénéficia du même
privilège. Puis son petit-fils. Et c’est
là qu’apparaît la
réincarnation
d’Agnès. Lire notre dossier complet :
Le 13 juin 1659, Pierre Le Guerchois épouse une jeune femme de 19 ans issue de la haute aristocratie normande. Son nom n'est pas très joli. Mais la dame est fort belle. Il s'agit de Barbe de Becdelièvre, la fille du marquis de Quevilly. Elle choisira pour résidence le manoir d'Agnès.
Une nuit de septembre 1670, la foudre s'abattit avec violence sur le manoir et causa un dommage de plus de 3.000 livres. Cette nuit-là, le roi de Pologne séjournait à l'abbaye.
La rumeur court bientôt : Barbe trompe son mari. Publiquement même. A Jumièges où elle séjourne souvent, on en fait des choux gras. Quatre enfants plus tard, à 52 ans, notre nouvelle Dame de Beauté se retrouve veuve. Madame « la procureuse générale », comme l’appellent les moines, a encore vingt années devant elle. L’un de ses fils, Pierre-Hector, est un temps le haut justicier de Jumièges, Duclair et Yainville. Gros propriétaires terriens dans la presqu’île, les Le Guerchois sont les nouveaux bienfaiteurs de l’abbaye.
En 1704, le fermier du manoir est André Marescot, époux de Jeanne Tuvache.
Naissance d'une légendeQuand Barbe expire
en 1711, elle est à son tour
inhumée dans la chapelle de
la Vierge. Exactement sous le tombeau de la maîtresse
royale ! Comme
Agnès, elle a eu des largesses pour les moines. Comme
Agnès, on lui a prêté des
mœurs dissolues. Confusion entre les deux femmes. Longtemps,
son lit, ses
meubles vont rester dans la maison. Contre quelques sous, les occupants
des
lieux vous les feront voir comme étant ceux
d'Agnès. On vous montre le vieux
châtaigner qui ombrage la cour. Il est contemporain de la
Sorel ! Les
armes des Le Guerchois sont peintes sur la muraille ? Eh bien,
ce sont
celles de la Dame de Beauté. Et là, regardez ce
fauteuil de pierre formé par
l'embrasure de la fenêtre. C’est là, oui
c’est bien là qu’elle aimait
à se
reposer…
Balivernes! Des voix s’insurgent. Vont jusqu’à dire qu’Agnès n'est pas morte au Mesnil. Encore un mensonge de nos moines. Inspirés par la mort de Madame Le Guerchois, ils auront bâti un mythe pour servir leurs intérêts. Un débat dont les échos traverseront le XIXe siècle.
Les tombeaux baladeurs
En 1778, dans la
chapelle de la Vierge, on déplaça la dalle
funéraire d’Agnès pour la
réimplanter dans la nef. Dans le même temps,
à Loches, les religieux ont
finalement obtenu de Louis
XVI le déplacement de la sépulture
d’Agnès. Lors de son transfert vers le
bas-côté de l'église, on
retrouva dans un triple cercueil une dentition en parfait
état, une chevelure
d’un blond cendré, crêpée sur
le dessus et prolongée par des tresses. Les
fétichistes se servirent au passage. On entassa les restes
d’Agnès dans une
jarre rustique. Et vint la Révolution. Mis à sac, le tombeau est encore ouvert. Ainsi que l'urne contenant les cendres d'Agnès. Elle est abandonnée dans un coin de jardin. Non sans avoir été encore délestée... A
Jumièges, c’est la mise en
vente du manoir, de l’abbaye qu’un
négociant de Canteleu, Lécuyer, transforme
en carrière de pierre. Il arrache le marbre de la favorite
pour l’emporter chez
lui. Le tombeau n’est plus qu’une fosse
béante, à demi comblée de gravats. Ou
est passée l’urne funéraire ?
Où sont aujourd’hui les poussières du
cœur
d’Agnès ? |
En
1790, au moment de l'inventaire des biens, c'est la veuve de Jacques
Danger, Marguerite Rose Decaux, qui loue la ferme du Mesnil pour 1.100
livres. Le manoir de la Vigne est le second revenu des moines
après la grange dîmière d'Heurteauville et avant le
manoir d'Yainville. Le 3 juin 1791, le domaine du Mesnil fut vendu au district de Caudebec. L'affiche de la vente le décrit ainsi: "Une ferme, appelée le Manoir du Mesnil, ayant appartenu à l'abbaye et consistant: 1) En 16 acres, 2 vergées, vingt perches de terre, édifiée d'une maison manable (sic), d'une vieille chapelle, granges, écuries, pressoir, caves ou celliers, colombier et autres corps de bâtiments, jardin, cour, masure plantée d'arbres fruitiers. 2) En 18 acres, trois vergées, trente et uneperches de prairies et herbages. 3) En 45 acres, 3 vergées de terre en labour, marais et sablon. 4) En trois vergées environ de bois taillis." Le manoir fut acheté par la réunion de trois acquéreurs. On sépara la partie habitation des terres... |
"Citoyens, la fameuse Agnès
Sorel termina sa carrière
dans le voisinage de la ci-devant abbaye de Jumièges dans
laquelle la
reconnaissance d'alors lui éleva un monument
précieux pour l'histoire. Il a
sans doute excité l'attention et la surveillance des
autorités constituées qui
se sont succédées et nous aimons à
espérer que les arts n'auront pas à
regretter sa perte. Dans le moment où des circonstances plus
heureuses
permettent de recueillir les chef-d'œuvres épars,
jusqu'ici trop négligés,
peut-être, nous vous conjurons de tranquilliser nos craintes
sur le célèbre
tombeau de cette héroïne, en nous informant
promptement et avec exactitude de
l'état où il se trouve actuellement.
Signé Guttinguer, Selot, JB Grandin."
L'administrateur de
Duclair, par la plume de Nicolas Barette, ex-curé de
Varengeville répond le 3
décembre:
"Citoyens,
le tombeau d'Agnès Sorel n'est plus. Il se trouve enseveli,
comme plusieurs
autres tombeaux, sous les débris de la cy-devant abbaye de
Jumièges. Cet
édifice, acquis par les citoyens L'Ecuyer frères
d'après les dispositions de la
loi du 28 Ventôse et 6 Floréal, a
été démoli et nous n'avons pas cru
devoir
nous opposer à cette démolition,
avouée par le gouvernement. Nous avons
réclamé
contre l'ouverture des tombeaux pendant les chaleurs
d'été, dans la crainte des
inhalaisons insalubres qui auraient augmenté la contagion
des maladies alors
régnantes. C'est là qu'a dû se borner
notre zèle. Le tombeau d'Agnès Sorel
était un quarré noir, sans inscription ni
décoration remarquable. Ainsi, les
arts n'ont point à regretter de chef d'œuvre dans
cette destruction. Mais les
amateurs de l'antiquité regretteront toujours de ne plus
trouver dans ce
territoire aucunes traces d'une femme célebre par son
attachement au bien
public et à la gloire de la France. Salut et
fraternité."
Agnès promue au rang des gloires nationales par nos révolutionnaires ! Voilà qui surprend. Voltaire était passé par là. Certes, la Sorel était à ses yeux une gourgandine. Mais il lui accordait plus de place qu'à la pucelle d'Orléans dans le redressement de la France.
1809 : l'urne funéraire d'Agnès est replacé dans le monument restauré. Une sépulture placée cette fois au rez-de-chaussée de la tour Sorel du château de Loches.
Le culte d'AgnèsAu début de XIXe siècle, le manoir est occupé par un laboureur qui changea la distribution intérieure sans altérer cependant l'aspect extérieur
Le 24
juillet 1824,
la duchesse de Berry visite Jumièges. Elle ouvre ici la voie
au
tourisme
inspiré. Son Altesse se recueille sur la
« tombe »
d’Agnès où
s’épanouit un lierre que l’on dit avoir
été planté par la Belle. Autre
légende…
Les restes du tombeau n’ont pas encore retrouvés
leur
dalle funéraire. Car
longtemps, Lescuyer l’exposa en sa maison de Rouen, rue
Saint-Maur. Pour la
vendre. Jusqu'au jour où il trouve enfin preneur en la
personne
d’un voisin,
habitant le haut de la rue : le sieur Dorgebled, musicien de
son
état.
Elle servit alors de perron à une maison située
au milieu
d'un jardin, sur le
Mont-aux-Malades. Boulanger, un ingénieur des Ponts et
Chaussées, tenta bien de
la racheter au nom du Gouvernement. Seulement, la famille en exigeait
des
sommes astronomiques. Plusieurs fois, deux hommes viendront frapper
à la porte :
Deville, le directeur du Musée départemental et
Casimir
Caumont, le nouveau
propriétaire de l’abbaye. En vain. Puis la maison
passe
entre les mains de la
famille Boutigny. Elle refuse encore une forte somme d'argent. Et
soudain se
décide de faire don de la dalle funéraire. Les
Boutigny
hésitent : le
musée de Rouen ? Jumièges ?
Finalement, ce sera
le lieu d’origine. A
une condition : si jamais l’abbaye venait a
être
aliénée, que la pierre
aille au musée des Antiquités ! Alors,
le tombeau
prit la route de Jumièges.
On le déposa dans l'ancienne église, à
l'endroit
de la sépulture d'Agnès.
C’était en 1838. Cent ans plus tard, l'abbaye fut
effectivement acquise par
l'Etat. Mais la dalle est toujours à Jumièges...
A l’ombre d’un
saule
pleureur, là où reposait jadis le cœur
de la Sorel, Caumont fit élever une
colonne tumulaire :
Agnès, cet être
objet des royales amours,
Près du vieux
monastère a terminé ses jours;
Sur sa tombe
élevée en la sainte chapelle,
De nombreux pèlerins
venaient prier pour elle,
Passants, ne priez plus,
L'Éternel a fait
grâce,
Agnès a trouvé
place
Au séjour des
élus.
Avec le XIXe siècle, voici venu le temps des visiteurs inspirés, des littérateurs qui s'emparent du mythe d'Agnès. Parmi eux, le poète Ulric Guttinguer, ami d'Hugo, Musset ou encore de l'académicien Charles Nodier qui fut le premier à sublimer Jumièges. Guttinguer effectua au moins deux séjours ici. D’abord à la pentecôte de 1827 puis en juillet 1838. Suivons-le lorsque, logé au château abbatial, il se rend au manoir du Mesnil :
"Eveillés de bonne heure par le beau temps et par notre désir, nous prîmes, dans la rosée, le sentier du jardin qui conduit à "la porte d'Agnès". Elle ouvre sur le chemin rural qui porte le même nom. La route est fort agreste et parée seulement de ces galants églantiers si fleuris au mois où nous les parcourions.
Ce sont ces buissons que les Anglais nomment si bien "sweet briard", douce bruyère. Nous arrivâmes promptement à un carrefour nommé "carrefour du roi" où nous nous reposâmes sous de grands chênes, ruines et vestiges aussi des grandes forêts qui couvraient les communes entre Jumièges et le Ménil.
Excepté ces beaux arbres, rien n'en paraît plus, mais le blé et l'avoine semblent de pousser qu'à regret sur cette terre défrichée et leur maigreur apparaît comme un châtiment. Les chemins et les champs répandus à l'entour portent des noms bien faits pour éveiller les douces réflexions et les souvenirs poétiques. Ce sont la rue Main-Berthe, le Val-Rouge, le Hamel, le Druglan, le Clos de la Ruine, les Fonds du Roi, les Quatre-Camps, le Tombeau des Sarrazins, les Anneaux, le Camp des Vieux etc.
Chacun d'eux est comme le titre d'une chronique. Après quelques instants de repos, nous reprîmes notre marche et arrivâmes en peu de temps au Ménil. La déception sera grande pour ceux qui y chercheront les ruines du passé, les traces d'un beau et noble manoir, d'un galant logis, pour ceux qui ne savent pas recomposer en eux ces asiles, sitôt qu'on leur a montré la place où ils s'élevaient. Tout a disparu! De grandes et épaisses murailles percées de meurtrières attestent seules que là fut une grande demeure qui avait à se défendre des coups de main de ces temps de guerre et de surprise.
Il y a bien aussi quelques grandes fenêtres avec des bancs de pierre, comme on n'en fait plus aujourd'hui dans nos étroits et mesquins séjours. Enfin, vis-à-vis de ces fenêtres, une salle où l'œil découvre, avec quelque peine, près du plafond, une ligne d'écussons effacés par la haine et l'envie révolutionnaire, plus que par la main du temps. De tous ces bâtiments, on a composé un corps de ferme très sombre qui donne peu d'émotions.
Voilà tout ce qui
reste du manoir de la belle
Agnès, de la dame de Beauté et
d'Issoudun, d'un lieu de rendez-vous des amours du roi! Point de
promenades,
point de fleurs, point d'ombrages, aucun sourire qui raconte les
mystères du
cœur, rien enfin! Néanmoins, il faut aller
là et les souvenirs et les pensées
s'éveilleront, malgré l'absence des objets
visibles qui aident tant la mémoire.
L'air et la terre racontent encore beaucoup de choses, deux noms:
Charles,
Agnès. Puis le ciel, les champs. C'est assez!"
A Loches, les restes d’Agnès ont été profanés. Si bien qu’une mèche se cheveux finit par retrouver Jumièges. Elle fut adressée à Casimir Caumont le 19 juillet 1829 par Aglaure Barbet, fille du maire de Rouen. Elle-même la tenait du maire de Loches. Caumont meurt. Dans le salon des Lepel-Cointet, ses successeurs, les cheveux sont toujours là, sous verre. On finit par exposer le médaillon au musée abbatial. Puis la relique disparut, emportée par une succession.
Vers 1860, c'est Virvaux, le maire du Mesnil, qui est propiétaire du manoir et de la chapelle. La commission des Antiquité observe au manoir la bonne conservation de la piscine de la chapelle et des meurtrières en forme de croix de Malte.
Denis
Lequesne et
Héloïse Barnabé s'étaient
mariés à Yville le 5 juin 1869. Ils vinrent
s'intaller au manoir pour en exploiter la ferme. Leur fils,
Louis-Désiré leur
faisait bien du souci quand il faisait la reine morte dans le puits. Le
jeu
consistait à faire le cochon pendu au dessus de 40
mètres de vide. Louis épousa
Marie Loison. De cette union naquit Louise, au manoir, le 3 avril 1900.
Louis
Lequesne quitta le manoir en 1913, année où il
rétrocéda le bail à Louis
Deshayes sur fond
de différend entre les deux hommes.
Au XXe siècle, le
manoir d'Agnès fut propriété de la
famille Mativon, marchands de tissu à
Duclair qui le céda à des agriculteurs. Un XXe
siècle qui, par une nouvelle
nuit de tempête, s'acheva ici avec l'effondrement de la
porterie, appartement
supposé d'Agnès. Mais aussi avec
l'idée de restaurer cette demeure chargée
d'histoire.
Laurent
QUEVILLY.