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Le passage de la Roche au Mesnil-sous-Jumièges


Laurent Quevilly.

Le passage de la Roche est né avec le chemin du halage. Celui-ci, depuis Duclair, courait sur la rive droite pour s'arrêter à la Roche. Puis se poursuivait de l'autre côté de l'eau où un chenal épousait la rive concave d'Heurteauville. A la Roche, on transbordait donc les chevaux d'une berge à l'autre. Le passage était jadis matérialisé par une rangée de pilotis "frappés dans la rivière"...

Dans les environs, son embarcation était bien la seule à s'appeler "passe-cheval". Mais de quand date le halage?.. C'est en 1464 que la Vicomté de l'eau, organisme royal chargé de la police fluviale, crée un office de "placager".

A LIRE...

Liste chronologique des passagers, 

par Jean-Pierre Derouard : 

 Les riverains étaient tenus d'entretenir le chemin de halage. Cet homme sera donc chargé de veiller à la bonne exécution des travaux. Les corvéables, on s'en doute, traînent les pieds. Les chemins de halage sont généralement décrits comme "très mauvais et gastés". En 1629, le baillage de Rouen ordonne l'amélioration du halage "pour éviter les grands risques de ceux qui passent par ledit chemin". Surtout dans la presqu'île de Jumièges où l'abbaye n'a pas accueilli favorablement la présence de ce système sur son territoire. Par arrêt de Conseil en 1676, les habitants ne seront même plus tenus de l'entretenir. Soit bien avant la Révolution qui abolit partout les corvées royales. Du coup, les bateaux ne l'utilisent guère. Si ce n'est la voiture publique qui, chaque samedi, mène à Rouen les grains vendus sur le marché de Caudebec.



Martial Grain sur la barque du passeur dans les années 60...

Maintenant, le passage de la Roche, appelé "du Mesnil" jusqu'à la Révolution, avait d'autres fonctions. On l'empruntait aussi pour se rendre aux foires du Roumois. Mais beaucoup d'habitants effectuent dans leur propre barque la traversée de cette portion de Seine appelée autrefois "L'Eau-Dieu". Qui étaient les passeurs? Ou plutôt ses "passagers" puisque tel est le terme exact qui désigne celui qui tient l'aviron. Les moines louaient jadis leurs passages oralement. Peu par écrit. On sait qu'en 1732, Antoine Le Roux est titulaire des bachots de la Roche et du Gouffre. Mais il fit cette année-là l'objet d'une saisie. A cette date, Antoine Fossé est titulaire du service et sous-loue cet office à Salomon Merre. Un mauvais payeur car il lui doit 45 livres pour trois années d'arriérés. Contrairement au passage principal de Jumièges, ceux de la Roche, du Gouffre et de la grange dîmière d'Heurteauville sont relativement indépendants puisque leur titulaire peut sous-louer à sa guise sans en demander l'autorisation à l'abbaye. Seulement, s'il a affaire à de mauvais payeurs, il ne peut se retourner contre les moines. On le précisera bien sur les baux à compter de 1759. Mais revenons à Antoine Fossé. Rive gauche, le bachot aborde ses terres. L'homme est donc possessionné à Yville. En revanche, celui qui effectue la traversée est du Mesnil. Salomon Merre a alors 52 ans. Il est l'époux de Catherine Vauquelin.


L'abri sur la rive droite

Si les moines étaient propriétaires de la fluctuante demi-douzaine de bacs compris entre Duclair et Le Trait, c'est la Vicomté de l'eau qui se chargeait de la police fluviale, la perception des taxes et l'enregistrement des baux. L'un de ses bureaux était implanté rive gauche, au Landin. Comme ses confrères, le passeur de la Roche doit afficher ses tarifs sur une plaque métallique. Ils sont dégressifs en fonction de l'importance du troupeau. Dans les deux mois qui suivent l'enregistrement de son bail, il doit présenter sa plaque au greffe de la Vicomté, déclarer son personnel, faire numéroter ses bateaux. Ceux-ci, exige l'autorité royale, doivent être en bon état, dotés de bons agrès, trois avirons de bonne qualité, six tolets, une planche pour la sûreté et commodité de l'entrée et sortie des bateaux, un croc ferré et un bon "chableau." Le métier n'est pas forcément facile. Le brouillard, les glaces, le courant, la barre, les bêtes qui piaffent. Les accidents ne sont pas rares. Un titulaire vient-il à mourir, souvent de trop d'alcool, que sa veuve conserve ses droits. A elle de trouver un passeur, car le métier est interdit aux femmes.


La rive gauche...

En 1750, c'est Pierre Deshayes, laboureur et marchand, qui signe le bail. Il est l'époux de Marie-Anne Mustel et exploite aussi Jumièges. Les religieux précisent cependant qu'ils se réservent le droit de louer le passage durant les deux années qui viennent "en faveur de qui bon leur semblera. Si les deux années expirées, il n'étoit loué de leur part à personne, le preneur en fairoit comme du sien et le loueroit à qui bon lui sembleroit."

A cette époque, on hale toujours la voiture publique venant de Caudebec, chargée de grain, et l'on change de rive à la Roche. En 1757, Guillaume Bérenger, le contremaître de la voiture, décrit ainsi le parcours d'Heurteauville à La Roche: "les chevaux avoient de l'eau jusque sur le dos et nageoient dans la plupart de la route". De véritables hippocampes!

Le 10 novembre 1766, le titulaire est Jean Baptiste Brigaux, originaire de Barneville qui succède à feu son père sur le bachot. Une famille de matelots. Les religieux lui louent le passage. Et pourtant, ils le savent impécunieux et ce n'est pas cette activité qui lui permettra de régler les 10 livres du bail. Alors, on aménage des facilités de paiement. "Le premier terme escherra à Pasques 1769". Dans un peu plus de deux ans...
En 1769, justement, Jean Baptiste se marie au Mesnil avec Angélique Rose Tougard. Quant à son frère, Jacques Thomas Chrisostome, il occupe une charge très enviable : feudiste de l'abbaye de Jumièges. Le passeur, lui, est toujours localisé en 1785. Il fait partie d'un équipage de quatre hommes partis charger des fruits à Duclair. Lorsque l'un deux, mon ancêtre Etienne Varin, perd l'équilibre et se noie. En mars 1789, on retrouvera son frère feudiste parmi les députés désignés pour remplir les cahiers de doléances. Il est localisé au Conihout.

Un fils du passeur sera marin et épousera une Foutrel. Ils donneront naissance, en 1792, à Jean Martin Brigaux, un garçon qui comptera parmi les grognards de Napoléon. Marin sur le Batave de 1810 à 1815, Jean Martin se verra décerner la médaille de Sainte-Hélène.



Le 22 février 1787, Philibert Le François signe le bail. Mais il est déjà en activité depuis la Saint Michel précédente. En 1786, année où la Roche semble un peu en sommeil, celui-ci a tout fait en effet pour obtenir le passage. En témoigne ce document: " La maison (entendez par là l'abbaye) a un droit de passage sur la rivière qu'on appelle le passage de la Roche. Comme la maison n'a point de terrain sur lequel on puisse débarquer et qu'il y a tous les jours des différends avec les riverains, un nommé Philbert Le François demande à le fieffer et s'oblige de faire une chaussée sur son fond, de l'entretenir et d'y débarquer." Philibert verse 48 livres de pot de vin, deux jours avant la signature du bail. Il s'engage en outre à verser 22 livres pas an à Adrien Leroy, fermier du passage de Jumièges, premier taillable du Conihout, quatrième fortune de Jumièges. Ce dernier à 45 ans, il est aussi laboureur et marié à Marie Dubuc. Enfin Philibert versera 8 livres aux moines "pour le terrain". Pourquoi puisque le terrain lui appartient?..

Bref, Philibert relance l'activité du passage de la Roche a tel point que les riverains se plaignent du passage sur leur terre d'usagers. En réalité, il confie en sous-main l'exploitation du bachot à Charles Le Gay, un journalier de Barneville, époux de Marie Delaporte. Philibert est toujours titulaire quand survient la Révolution. Les biens de l'abbaye confisqués, il doit régler désormais la location au receveur du District. 30 livres. Et il doit toujours les 22 livres au passeur de Jumièges. Total : 52 livres. C'est beaucoup. Il porte réclamation au District en 1790 qui juge sa plainte irrecevable.

26 novembre 1798 : une loi nationalise les passages et les cantons sont chargés d'en faire l'état. L'administration inspectera le bachot de la Roche deux fois par an, comme les autres. Le François est mort. Le fondé de pouvoir de ses enfants est le citoyen Jean Moissot. C'est lui qui perçoit de Le Gay la ferme.

Un an plus tard, on inspecte effectivement le matériel. L'unique bachot est estimé à 90 francs. Le 10 septembre 1799, Le Gay se rend adjudicataire du passage pour 12 francs. Moitié moins qu'avant la Révolution ! L'accès rive gauche est jugé "sinon impraticable, du moins très difficile pour les voitures". C'est l'époque où, comme ailleurs, le bachot de la Roche est surveillé par un piquet de gardes nationaux. Pas moins de six hommes y guettent le chouan, le déserteur, de 3 heures du matin à 6 h du soir. En dehors de ces horaires, le bachot est enchaîné à l'aide d'un cadenas dont la clef est remise chaque soir à l'agent municipal. Quant à leurs rames, elles sont mises en sûreté. Après quoi, ce seront les douaniers qui exerceront leur vigilance, un peu trop tatillonne du reste, aux yeux des usagers.



Au XIXe siècle, le passage est peu fréquenté, chaotique. En 1804, il est loué avec celui de Jumièges au sieur Blard. Celui-ci a pour idée de rétablir aussi le passage du port d'Yville en y mettant Pierre Cléret comme passeur. Cléret, un descendant d'un combattant d'Hastings! Les habitants d'Yville estiment en effet la traversée par la Roche trop éloignée. Il leur faut emprunter un interminable chemin longeant la Seine et souvent embourbé.

En 1806, les passages d'Yville, de la Roche et de Jumièges ont pour adjudicataire le sieur Martin, marchand de bois à Rouen.

Mais très vite, vers 1810, le nouveau bac d'Yville s'avère peu lucratif. Alors, on demande à ce qu'il soit annexé à celui de la Roche. Ce dernier n'est pas plus performant. Seules quelques habitants de la presqu'île se rendent aux foires de Bourg-Achard par son entremise. En sens opposé, de rares ouvriers viennent travailler chez nous. En 1814, on vend pour 5 francs le "vieux bateau à usage du passage de la Roche qui, depuis deux ans et plus, est resté sur la voirie et qui, par conséquent, est tombé en ruine."

1816: le bac d'Yville est effectivement annexé à celui de la Roche. Mais les passeurs de ce dernier ne respecteront pas l'obligation qui leur est faite d'affecter une embarcation de 4,7 mètres de long pour six personnes à leur annexe d'Yville. Là-bas, les habitants ne cessent de se plaindre. Leur bac est inexistant. Et le mauvais chemin de la Roche est toujours aussi long...

Ce qui grève en outre le budget de la Roche, c'est que la plupart des navires halés passent eux-mêmes les chevaux à l'aide de leur propre "flette qu'ils ont toujours à la traîne". Ces embarcations, de taille intermédiaire entre le bachot et le bac, font en outre gagner du temps au transbordement des attelages.

En 1840 pleuvent les expropriations. Les Ponts et Chaussées établissent un chemin de halage enfin digne de ce nom. Bientôt débuteront les travaux d'endiguement de la Seine. Le bachot n'accostera plus à même la berge.


La maison du passeur abrite aujourd'hui des chambres d'hôtes...
En 1856, le bac de la Roche est toujours nommé "passe-cheval". Il est doté d'un pont-levis. L'amélioration du halage a semble-t-il augmenté le trafic puisque le prix de la location atteint son summum en 1861 avec 110 francs. Mais les bateaux à vapeur se font de plus en plus nombreux.

En 1863, quand les habitants d'Yville réclament encore un passage à leur port, ils argumentent: "le halage par chevaux n'existant plus depuis que la traction des navires se fait par les remorqueurs, il n'y a plus de raison que le passage reste fixé aux extrémités des chemins de halage sur les deux rives." Réplique de l'ingénieur des Pont et Chaussées: "Inexact! Nombre de bâtiments faisant le cabotage en Seine entre les petits ports de la rivière de Rouen continuent à employer ce système."

En novembre 1867, pour 20 F, Decaux obtint les passages de La Roche et d'Yville. Savalle, lui, lui emportait ceux de Duclair et de La Fontaine, Neveux, ceux d'Yainville et du Trait.

Finalement, on construisit de 1873 à 1875 des cales pour relier Yville au bout de la rue de Seine, côté Mesnil. Mais personne ne se présenta à l'adjudication. Si bien qu'on abandonna les appels d'offres deux ans plus tard. La Roche restait "le"' bac du Mesnil.
1876, on note encore que le bac de la Roche "ne sert qu'à quelques piétons et à transporter d'une rive à l'autre les chevaux qui halent les navires".
En 1879, l'embarcation de la Roche reste qualifiée de grand bachot. 7,3 mètres de long et de 3,7 de large.
On peut y embarquer quinze individus ou huit bêtes.
 

Le bac du Mesnil photographié par Serge Baliziaux en  1972

Mais le passage de la Roche devient annexe du bac du Mesnil en 1882 quand celui-ci est enfin mis en service à grands renfort de subventions. Dès lors, sa mort est programmée. En 1885, le halage ne se pratique plus. La recette du passeur n'atteint pas les 2 francs par semaine. A 10 centimes par piéton, cela vous fait 20 personnes sur sept jours.
Le 1er janvier 1918, le passage de la Roche redevient indépendant. Il fallut attendre 1926 pour que le chemin nous y conduisant fut enfin empierré. Depuis le 1er janvier de cette année-là, le passage est privé et l'on demande au préfet d'intercéder auprès des Pont et Chaussées pour remédier à cet état de fait. Ce qui fut manifestement suivi d'effet. On imagine les longues journées d'ennui des passeurs. Ceux-ci ne traversaient pas à heures fixes comme les grands bacs à voiture. Mais au son de la cloche. Et la cloche ne sonnait que rarement. Je me souviens avoir vu cette barque rouge étant enfant. Immobile.

En juin 40, les passeurs étaient Adophe Deshayes et son fils Jean. 1.500 réfugiés l'empruntèrent durant l'exode. Le bachot fut ensuite coulé.

Emile Guyot fut le dernier passeur. Il prit ses fonctions en 1957 et eut un temps Raymond Portail pour matelot. il effectua son dernier passage le 31 mars 1972.

 

A lire...

Liste chronologique des passagers, par Jean-Pierre Derouard : 

Sources
Source principale: Jean-Pierre Derouard, Histoire d'un passage de Basse-Seine: Jumièges (Les Gémétiques, 1993). Gilbert Fromager, Le canton de Duclair.
Registres paroissiaux Du Mesnil-sous-Jumièges.
Claude Levasseur, Balade dans la boucle de Jumièges, 2022.

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