La littérature de science-fiction en Belgique francophone

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La science-fiction en quelques mots

Sans entrer dans une généalogie trop approfondie, il convient de définir les contours de ce que l’on regroupe aujourd’hui sous l’expression de « littérature de science-fiction ». Les spécialistes font communément remonter son imaginaire au moins jusqu’au 16e siècle, avec l’écriture de L’utopie de Thomas More. Cependant, à l’image du récit policier, le corpus, jusque-là disparate, se constitue en genre littéraire tout au long des 19e et 20e siècles dans le sillage de la révolution industrielle et du développement des littératures populaires.

Trois facteurs principaux expliquent cette évolution : la diffusion d’une idéologie du progrès, la démocratisation de la lecture et le développement massif de l’édition à destination d’un public populaire (journaux, magazines, livres de poche). Cet ensemble de facteurs aboutit, dans les années 1920, à la médiatisation, sous la plume de l’éditeur américain Hugo Gernsback, de l’expression science fiction, adaptée ensuite en français en « science-fiction ». Dire que Gernsback invente le genre est évidemment faux. Il peut d’ailleurs s’appuyer sur une riche tradition de récits spéculatifs pour en dessiner les contours. Il va néanmoins fixer une esthétique, stimuler une production et fédérer des lecteurs avec un succès indéniable, si bien que la dénomination « science-fiction » s’est depuis largement imposée dans le discours médiatique et dans l’imaginaire commun, au détriment d’autres termes comme « anticipation » ou « merveilleux scientifique ».

Aujourd’hui, la science-fiction regroupe d’innombrables textes ramifiés en de nombreux sous-genres dont la caractéristique commune la plus évidente serait, pour reprendre l’expression heureuse de Pierre Versins forgée dans sa monumentale Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, d’être des « conjectures romanesques rationnelles ». Qu’ils imaginent un futur terrestre (anticipation, utopie, dystopie, post-apocalyptique…), qu’ils envisagent une humanité évoluant à une échelle interplanétaire (space opera, hard SF) ou même qu’ils réécrivent l’histoire dans un passé fictif où les événements historiques se seraient déroulés différemment (uchronie), les récits dits de science-fiction ont pour caractéristique commune minimale, de poser cette question : « Que se passerait-il si… ? » et de tenter d’y répondre rationnellement.

Comme l’a très bien montré Dominique Warfa, exégète assidu du genre, il n’existe pas de véritable école belge de la science-fiction comparable à ce qui pourrait être considéré comme une école belge du policier ou du fantastique. S’il n’y a pas d’esthétique propre à la littérature belge francophone de science-fiction, il existe néanmoins de nombreux récits relevant de ce genre signés par des auteurs de nos régions. Pour retracer une chronologie, il convient plutôt de les envisager dans le cadre, plus large, de la science-fiction francophone. En effet, qu’ils relèvent de l’incursion isolée ou d’un projet littéraire de plus grande ampleur, ces récits ont accompagné son histoire et y ont même parfois posé d’importants jalons.

Du merveilleux scientifique à la science-fiction

rosny aine la guerre du feuC’est indéniablement le cas de ceux de Rosny aîné. L’auteur de La guerre du feu est en effet aujourd’hui considéré comme l’un des pères de la science-fiction et l’une des figures tutélaires de ce que Maurice Renard appelait le « merveilleux scientifique ». Dès le début de sa carrière, l’auteur, à l’instar de Jules Verne, éprouve un intérêt marqué pour la science et pense qu’un des rôles de la littérature est de saisir et d’illustrer les mutations sociales qu’elle engendre. Mais au contraire de son illustre prédécesseur qui explore finalement très peu la dimension prospectiviste de l’imaginaire scientifique, Rosny aîné consacre de nombreux récits à la question de l’avenir de l’humanité, notamment dans son rapport à l’altérité. Ainsi cette confrontation entre l’homme et l’autre est l’une des thématiques les plus prégnantes de son œuvre.

Dans ses romans préhistoriques, c’est évidemment à travers la représentation de différentes espèces humaines qu’elle s’illustre le mieux ; mais si l’on associe l’auteur à la science-fiction, c’est parce qu’il met en scène, dès l’aube de son œuvre et dans une configuration tout à fait inédite, des formes de vie intelligentes radicalement autres dont l’existence n’est pas justifiée par un prétexte d’ordre surnaturel. C’est le cas du court roman Les Xipéhuz, publié en 1887, où l’auteur imagine la difficile cohabitation, sur Terre, entre une humanité préhistorique et d’étranges entités non organiques. Il n’en fallait pas plus pour considérer ce récit comme l’un des points de départ de ce que l’on appellera « l’âge d’or » français de l’anticipation et qui courra jusque dans les années 1930. Suivront, chez l’auteur, plusieurs dizaines de romans et nouvelles. Retenons notamment Les navigateurs de l’infini (réédité chez Banquises et Comètes en 2019). Dans cette sorte de space opera avant l’heure, considéré comme l’un de ses chefs-d’œuvre, Rosny aîné narre la rencontre, sur la planète Mars, entre trois astronautes et une forme de vie intelligente et humanoïde menacée par une étrange espèce invasive qui la condamne progressivement à l’extinction.


Lire aussi : Les Xipéhuz dans la bibliothèque numérique des AML (PDF)


En 2019, les éditions Okno ont réédité en un seul volume titré Récits de science-fiction, trois textes importants de l’auteur : Les Xipéhuz, évoqué plus haut, Nymphée et La mort de la Terre, un récit post-apocalyptique aux accents écologiques dépeignant la fin de l’humanité sur une Terre désertifiée par la surexploitation. Enfin, en 2020, les éditions bruxelloises Samsa ont consacré plusieurs sorties à l’auteur, une excellente occasion de découvrir notamment l’étonnant La jeune vampire, court roman où Rosny aîné réactive la figure fantastique du vampire dans une approche rationnelle et scientifique.

Rosny aîné n’est pas le seul auteur d’origine belge à s’illustrer dans cette période, il conviendrait de citer également le travail d’Henri-Jacques Proumen ou celui, un peu plus tardif, d’Albert Bailly. Malheureusement, leurs livres, qui présentent pourtant encore un évident intérêt littéraire, ne sont plus édités et sont donc difficilement trouvables.

Veine dystopique et succès d’un genre populaire

Alors qu’aux États-Unis, la science-fiction explose à partir des années 1930 et s’illustre par un positivisme scientiste dominant, les dégâts des deux guerres mondiales vont, en Europe, entacher la vision optimiste associée à la notion de progrès. Si la tradition existait déjà (Rosny aîné lui-même, avec La mort de la Terre en 1910, s’essaye à l’exercice), c’est durant l’entre-deux-guerres que va se développer massivement toute une littérature dystopique. Des romans comme Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), Ravage de René Barjavel (1943) ou encore 1984 de George Orwell (1949) vont participer au développement d’un imaginaire critique et particulièrement inquiet de nos sociétés modernes et de leur avenir. Plusieurs auteurs belges vont s’illustrer dans le genre, si bien que, nous le verrons plus bas, la dystopie est l’une des formes de science-fiction les plus représentées dans nos lettres belges.

Mais les années 1950 sont aussi celles du déferlement en Europe de la science-fiction américaine, notamment à travers la création de revues et de collections dédiées au genre. C’est notamment le cas de la revue Fiction, lancée en 1953. Elle est largement alimentée par des traductions de nouvelles d’auteurs américains. Si elle nous intéresse dans ces pages, c’est qu’elle va rapidement ouvrir ses portes aux auteurs francophones. Plusieurs figures importantes s’y feront connaître comme l’écrivain belge Jacques Sternberg.

jacques sternberg

Jacques Sternberg

Les contours de l’œuvre et le parcours de l’auteur ne sont pas aisés à définir. Quoi qu’il en soit, il est indéniable qu’il joue un rôle dans le mise en avant d’une certaine vision du genre en France. Pourfendant une science-fiction trop commerciale et stéréotypée véhiculée par les grandes collections populaires comme « Le rayon fantastique » (Hachette Gallimard) et « Anticipation » (Fleuve Noir), il défend une approche plus élitiste, plus qualitative du genre représentée par la revue Fiction et par une autre collection emblématique apparue dans les années 1950 : « Présence du futur » (Denoël). Après un premier roman, Le délit, publié chez Plon en 1954 (et très opportunément réédité aux éditions La dernière goutte en 2008), c’est d’ailleurs chez Denoël qu’il publie, en 1956, La sortie est au fond de l’espace puis, en 1958, le recueil de nouvelles Entre deux mondes incertains. S’il fallait tenter de circonscrire l’œuvre de Sternberg, il conviendrait de l’inscrire, par son pessimisme et sa noirceur, dans la riche tradition dystopique européenne évoquée plus haut. Explorant volontiers la forme courte voire très courte, plusieurs recueils donnent encore aujourd’hui à lire ses récits de science-fiction. Notons, chez Mijade, le volume inédit, Ailleurs et sur la terre (2011), et la réédition, chez Le bateau ivre, de Futurs sans avenir (2019).

Sur cette science-fiction populaire critiquée par Jacques Sternberg, il convient tout de même de s’arrêter un moment. Il est en effet intéressant de constater l’ampleur du travail fourni par quelques chevilles ouvrières belges dans la production massive de titres pour les grandes maisons d’édition françaises d’après-guerre, comme Les Presses de la Cité ou le Fleuve Noir. Pour la science-fiction, on trouve chez ce dernier la collection « Anticipation ». Entre 1951 et 1997, elle accueille la plupart des grands auteurs francophones de science-fiction qui y font souvent leurs premiers pas, et constitue ainsi l’une des plus importantes collections du 20e siècle pour le genre. Cinq auteurs belges s’y font une place non négligeable : Jean-Gaston Vandel (pseudonyme commun de Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse), Peter Randa et Christopher Stork (qui cache Stéphane Jouravieff et José-André Lacour). Ceux-ci assurent une présence belge dans la collection pendant près de 40 ans et y publient environ 200 titres : une contribution considérable à cette science-fiction de pur divertissement, aujourd’hui malheureusement presque totalement oubliée des maisons d’édition. Le lecteur curieux devra donc se rapporter au marché de l’occasion s’il veut découvrir ce pan important de la littérature populaire.

Dans la même veine, mais un peu plus tardive, il convient de s’attarder un moment sur Alain Le Bussy. Sa carrière, courte mais extrêmement dynamique (il publie ses premiers textes à 45 ans et meurt à l’âge de 63 ans), est certainement l’un des derniers témoins de ce que pouvait être un écrivain populaire du 20e siècle. Il va ainsi accompagner la fin des grandes collections de science-fiction du Fleuve Noir avant de se tourner vers des éditeurs plus confidentiels comme les éphémères éditions Eons. Aujourd’hui, la petite, mais très active, maison d’édition Rivière Blanche propose quelques titres de l’auteur, dont deux recueils de nouvelles propices à la découverte de cette plume méconnue et pourtant diablement efficace de notre imaginaire : Le rêve de l’exilé et Les lois du hasard.

Toujours du côté de cette production massive, impossible de passer sous silence la contribution de Marabout dans la production d’une science-fiction d’origine belge. Il faut attendre le milieu des années 1960, et l’impulsion de Jean-Baptiste Baronian alors éditeur pour la maison verviétoise, avant de voir apparaître une collection consacrée au genre : « Marabout science-fiction ». Celle-ci s’oriente principalement vers la traduction d’auteurs anglo-saxons. On y trouve tout de même quelques textes originaux et quelques rééditions remarquables, notamment de Rosny aîné. En plus de ce travail de directeur de collection, notons que Jean-Baptiste Baronian s’exerce au genre et publie, en 1977, dans la célèbre collection « Anti-monde » des éditions Opta un recueil de nouvelles de science-fiction : Le grand Chalababa. Cependant, c’est du côté de la collection « Marabout Junior » et plus précisément dans la série Bob Morane d’Henri Vernes, que l’on trouve l’une des plus importantes contributions belges au genre. En effet, Bob Morane, bien que lancée à l’origine comme une série d’aventure, s’ouvre rapidement à d’autres horizons. Il ne faut pas attendre longtemps avant de voir apparaître les premières thématiques propres à la science-fiction. Dès 1955, la série n’a alors que deux ans, Henri Vernes s’y attelle dans Les faiseurs de désert où l’auteur imagine un virus capable de détruire toute la végétation de la planète. Le recours aux thématiques science-fictives se fait systématique à partir des années 1960, notamment avec la création du « Cycle du Temps », si bien que des 200 titres de la série, un bon tiers relève peu ou prou de la science-fiction.

L’auteur nous a quittés récemment à plus de cent ans mais son œuvre continue à vivre, notamment à travers la réédition complète de la série entamée en 2013 par les éditions Ananké et par la sortie régulière, toujours chez le même éditeur, de nouveaux titres dont l’écriture est confiée à d’autres écrivains. Pour n’en retenir qu’un, citons le liégeois Christophe Corthouts qui, après la publication d’un essai consacré à la saga Star Wars et quelques romans publiés aux éditions Lefrancq, seconde Henri Vernes sur une dizaine de romans de la série. Son premier roman, Virtual World, paru initialement en 1997, est ressorti en 2020 dans une version augmentée et mise à jour sous le titre Virtual World 2.0. Édité chez Évidence Éditions, ce techno-thriller futuriste mêle enquête policière et réalité virtuelle avec une belle efficacité.

Des auteurs occasionnels

La science-fiction belge ne peut évidemment être résumée par les quelques auteurs évoqués plus haut qui ont pour caractéristique commune d’avoir consacré une partie importante, sinon majoritaire, de leur œuvre au genre. En effet, la plupart des titres parus sont le fait d’auteurs issus de la littérature générale qui ont fait irruption dans le genre à l’occasion d’un titre ou deux. La liste ici est longue et l’énumération dépasserait largement le cadre et l’objectif de cet article. Pour une approche plus systématique nous renvoyons à l’ouvrage de Dominique Warfa, Une brève histoire de la science-fiction belge francophone et autres essais, paru aux Presses Universitaires de Liège en 2018 et au n°48 de la revue Textyles qui propose, sous la direction de Valérie Stiénon, un remarquable dossier sur l’utopie et l’anticipation belge. Pour cette sélection, nous nous arrêterons principalement sur des œuvres relativement récentes et encore disponibles.

harpman moi qui n'ai pas connu les hommes stock

Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline Harpman, paru en 1995, en est un excellent exemple. Seule incursion dans le genre de la part d’une autrice dont les influences sont plutôt à chercher dans la littérature classique, le roman s’inscrit cependant sans heurt dans l’ensemble de son œuvre. C’est que l’écrivaine n’a jamais caché son goût pour les littératures de l’imaginaire et plusieurs de ses romans, comme Orlanda en 1996 ou Le passage des éphémères en 2004, peuvent être rattachés à la tradition fantastique. Moi qui n’ai pas connu les hommes se présente quant à lui comme un véritable récit post-apocalyptique mettant en scène ce qui semble être les tous derniers soubresauts d’une humanité en fin de vie. Comme régulièrement chez Harpman, le récit est raconté à travers le regard d’une jeune fille. Celle-ci, seule enfant ayant échappé à « la catastrophe », ne garde aucun souvenir du monde d’avant. Elle raconte alors son quotidien et celui des trente-neuf femmes enfermées avec elle dans une cave puis leur libération imprévue sur une planète méconnaissable devenue immense plaine désertique. « Mais est-ce seulement la Terre ? », se demande la narratrice à plusieurs reprises. Harpman ne s’intéresse jamais vraiment à l’origine de cet enfermement ni au cataclysme, simplement évoqué, mais pose la question de la condition humaine dans un récit extrêmement sombre et désespéré. Car la jeune femme, à l’image d’une humanité en train de disparaître, devenue étrangère au monde qui l’entoure, semble également enfermée dans une enfance éternelle. N’ayant jamais vraiment connu de puberté, elle est, seule et stérile, le miroir d’un monde en fin de vie.

nothomb peplumAutre figure incontournable de nos lettres belges, Amélie Nothomb publie, en 1996, son cinquième roman et sa première incursion dans le genre de la science-fiction : Péplum. Sous ce titre, évidemment trompeur, ne se cache pas une fiction historique mettant en scène le monde Antique mais bien une dystopie dont le ton ironique et la forme dialoguée ne dépaysent pas les amateurs de l’autrice. Plus singulier est évidemment le cadre spatio-temporel proposé : la Terre en 2580. Au début du récit, l’héroïne, une romancière désignée par ses seules initiales « A.N. », émet l’hypothèse, au détour d’une conversation, que l’ensevelissement de Pompéi serait dû à une intervention humaine et non pas le résultat d’une irruption naturelle. Il n’en faut pas plus pour que la société du 26e siècle, apparemment très attentive à ce qu’il se dit dans les périodes passées, kidnappe la jeune femme et l’emmène jusqu’en 2580 afin qu’elle n’ébruite pas cette supposition, bien réelle. Confrontée au concepteur de cet ensevelissement, qui voulait par-là conserver une trace d’une cité antique, la romancière découvre, au fil de son dialogue, les mœurs et coutumes de notre société future. Un prétexte utilisé par Nothomb pour s’amuser avec les stéréotypes du genre. L’autrice ne manque pas ainsi de soulever les problèmes liés aux paradoxes temporels créés par les voyages dans le temps et se moque de ce clivage Nord/Sud (le Sud n’existe d’ailleurs plus) devenu presque lieu commun des dystopies pour lui préférer un clivage Est/Ouest. Elle entretient également jusqu’au dernier moment le doute sur la véritable nature de la situation décrite (ne serait-ce qu’un rêve de l’héroïne ?) tout en se demandant si les livres de « A.N. » ont traversé les époques. Pour qui connaît le plaisir qu’éprouve Amélie Nothomb à mêler sa biographie réelle aux fictions qu’elle construit, la lecture de ce Péplum est des plus savoureuses.

nothomb acide sulfuriqueC’est sur un ton nettement plus sombre qu’elle propose, en 2005, une seconde incursion dans le genre avec Acide sulfurique. Le roman se présente quant à lui comme une charge beaucoup plus virulente et plus directe contre les dérives de notre temps. Elle y imagine une émission de télé-réalité inspirée par le fonctionnement des camps de concentration. Les participants, sélectionnés de force, parqués comme des animaux, sous-alimentés et contraints au travail sont continuellement filmés et progressivement éliminés en fonction des votes du public. Cette satire politique extrêmement acide a créé à sa sortie une petite polémique poussant même l’autrice à devoir s’expliquer. Si Nothomb voulait déranger, l’objectif est atteint.

Adamek La grande nuitAuteur plus discret mais tout aussi intéressant, André-Marcel Adamek, disparu en 2011, nous laisse une œuvre riche et diversifiée. Témoins de son goût pour les imaginaires populaires, ses romans flirtent volontiers avec les littératures de genre. On y trouve tour à tour du fantastique, du policier, de l’aventure et de la science-fiction. Avec La grande nuit, publié en 2003 et récompensé par le prix Marcel Thiry et le prix des Lycéens, il signe un roman post-apocalyptique au ton tout à fait singulier. Attaché à son territoire, l’auteur place le début de son intrigue dans l’Ardenne belge. Alors que le personnage principal visite une grotte nouvellement ouverte au public, un cataclysme sans précédent vitrifie la surface. Protégé par la roche, notre héros devient l’un des rares survivants. Le récit raconte alors la tentative de recréation d’un semblant de société humaine mais dépeint, non sans humour, la cruauté des hommes et les fissures qui se forment dans le fragile vernis social lorsque toutes les structures collectives sont tombées en morceaux.

Autre amoureux de culture populaire, Thomas Gunzig s’est régulièrement illustré dans la défense et l’illustration des genres méprisés. Après le gore, avec 10 000 litres d’horreur pure (2007), il aborde, en 2019, la littérature sentimentale et plus précisément l’un de ses avatars les plus contemporains, à savoir le feel good dans son roman, justement titré : Feel Good. Son œuvre, caractérisée par un humour féroce et une critique sociale acerbe, emprunte régulièrement les chemins de la science-fiction voire de la dystopie. C’est le cas de son premier roman, paru en 2001 au Diable Vauvert, Mort d’un parfait bilingue qui, sur un principe similaire à celui qui présidait à Acide sulfurique, imagine un futur proche où la télé-réalité s’invite sur les champs de bataille. On y suit un bataillon de militaires dans un pays en guerre. Très critique envers un système politique et médiatique mettant en scène la réalité, il montre comment la vérité peut être tordue en fonction d’intérêts financiers et l’action politique plus soucieuse de son image que de son efficacité.

gunzig manuel de survie a l usage des incapables

Autre charge sévère envers nos sociétés modernes, Manuel de survie à l’usage des incapables est paru en 2013. Thomas Gunzig y imagine un futur indéterminé, mais que l’on devine proche de nous, où le génie génétique permet de modeler les humains à l’envi, notamment en leur donnant des caractéristiques animales. On y suit quatre jeunes hommes-loups dans une société de contrôle dominée par de grandes entreprises commerciales. Enfin, à l’occasion de sa dernière livraison, l’auteur semble revenir à l’origine de cette révolution génétique et imagine, dans Le sang des bêtes (paru en 2022 toujours au Diable Vauvert), une vache transformée, au moyen d’un procédé scientifique inconnu, en humaine. L’occasion pour l’auteur de proposer une réflexion plus globale mais également plus apaisée sur la difficile quête du bonheur, la cohabitation entre les générations et l’amour familial.

Nouvelle génération

Les littératures de l’imaginaire connaissent, depuis le début des années 2000, un bel essor qui se traduit notamment par une production diversifiée et la sortie régulière de nombreux titres inédits qui entretiennent un paysage dynamique et permettent l’apparition de jeunes auteurs talentueux. Différentes de la production massive, majoritairement de poche, qui caractérisait la production populaire dans la seconde moitié du 20e siècle, les littératures de genre connaissent aujourd’hui une diffusion similaire à celle de la littérature générale, à savoir des premières sorties en grand format avant une exploitation dans des collections de poche dédiées à l’imaginaire. Le travail exigeant et qualitatif de quelques petites maisons d’édition (Le bélial’, Mnémos, ActuSF, Les moutons électriques…) participe évidemment à la valorisation de cette littérature longtemps déconsidérée, si bien que de grandes maisons d’édition ont aujourd’hui lancé ou relancé des collections consacrées aux littératures de l’imaginaire : « Imaginaire » chez Albin Michel, « Ailleurs et demain » relancé chez Robert Laffont, « Exofictions » chez Actes Sud pour n’en citer que trois.

Dans ce paysage, il est assez réjouissant de constater l’émergence d’une nouvelle génération d’auteurs belges de l’imaginaire. Brouillant volontiers les frontières entre les genres (notamment sous l’influence de la fantasy qui tend à se faire une place de plus en plus importante) mais aussi entre les publics jeunes et adultes, ces jeunes écrivains proposent des œuvres hybrides, aux frontières de la science-fiction, du fantastique et de la fantasy. De même, ils évoluent volontiers, en fonction des titres, entre collections jeunesse et adulte tout en s’attirant un lectorat nouveau, constitué aussi bien d’enfants que d’adolescents et d’adultes, et que certains rassemblent depuis quelques années sous l’étiquette young adult.

lanero zamora la machine

C’est certainement le cas de l’autrice liégeoise Katia Lanero Zamora. Après deux albums jeunesse, elle entame, en 2012, une trilogie publiée aux Impressions nouvelles : Chronique des hémisphères. Sur un postulat assez classique de dystopie teintée de post-apocalyptique, elle imagine une planète Terre cruellement en manque d’eau où l’hémisphère Nord, riche et technophile, opère une sécession complète avec le Sud. L’autrice développe un univers empreint de magie et inspiré de l’imaginaire scout où de jeunes élus acquièrent des liens télépathiques avec leur animal-totem. Après cette trilogie, achevée en 2014, et un détour par le conte gothique et fantastique (Les ombres d’Esver en 2018), elle revient en 2021 avec La machine. Publié aux éditions ActuSF, ce premier volume d’un diptyque évolue entre fantasy historique et uchronie. Pour l’occasion, elle explore son passé familial et réinvente, à travers le pays imaginaire de Panim, l’Espagne des années 1930 meurtrie par la guerre civile qui se solda par l’établissement de la dictature de Franco. Toujours soucieuse d’éviter le manichéisme trop caricatural, elle explore à travers des personnages aux multiples inclinaisons, la complexité des rapports humains.

Autre jeune autrice, Cindy Van Wilder se fait connaître par une première série fantastique, Les outrepasseurs, notamment récompensée par le prix Imaginales de la meilleure œuvre pour la jeunesse en 2014. Terminée en 2017, elle entame, aux éditions Rageot, une nouvelle série de fantasy avec Terre de brume. Entre les deux, elle a signé, en 2016 chez Gulf Stream éditions, un thriller d’anticipation qui explore, dans une approche rigoureusement contemporaine, le mythe du savant fou et de la créature de Frankenstein tout en faisant la part belle à la dimension psychologique des grands adolescents traumatisés qu’elle met au cœur de son récit.

Figure bien installée dans le milieu des littératures de l’imaginaire, notamment pour son travail de traductrice, de présidente du prix Julia Verlanger et pour son combat en faveur de la reconnaissance du statut d’écrivain, Sara Doke s’est tournée assez tard vers le roman. Elle publie ainsi son premier roman en 2020 : La complainte de Foranza aux éditions Leha. Teinté de rétrofuturisme, le récit mêle fantasy et polar dans une ville imaginaire inspirée par la Florence de la Renaissance qui voue un culte à la peinture et aux fées. Si elle instille une bonne dose de surnaturel dans son récit, Sara Doke développe une réflexion très poussée sur la science et les innovations techniques. Complexe mais d’une grande inventivité, ce roman, à l’image se son autrice, est exigeant et ambitieux. Premier roman mais pas premier livre puisqu’elle publiait, en 2015, Techno Faerie : un recueil de nouvelles, sorti aux Moutons électriques, dont les intrigues évoluent dans un univers commun. Relevant, pour reprendre la belle formule de l’autrice, de l’anticipation uchronique, les récits s’attachent à présenter et mettre en scène une série de Faes, des êtres merveilleux semblables aux fées, dans un futur très proche à tendance dystopique. En plus des textes, le livre est, grâce au concours de nombreux dessinateurs, richement illustré. Se présentant comme un véritable livre-objet, il témoigne de la vitalité et de la diversité de l’édition d’imaginaire.

Installée en Belgique depuis plus de 15 ans, Christelle Dabos est à l’origine d’un des plus beaux succès littéraires de ces dernières années. C’est à travers les communautés très actives d’auteurs amateurs sur internet, et notamment grâce au site français « Plume d’argent », que Christelle Dabos fait ses premières armes. Elle y pose les bases de l’univers de La passe-miroir et rencontre un tel succès qu’elle soumet son manuscrit au jury du premier concours roman jeunesse organisé par Gallimard, RTL et Télérama. Lauréate, elle voit son premier volume publié par le prestigieux éditeur français en 2013. Suivront trois suites et deux Grand prix de l’imaginaire.

dabos la passe miroir

Encore une fois, l’autrice aime se jouer des limites entre les genres. Si l’univers s’inscrit largement dans l’imaginaire de la fantasy, son postulat de départ le rattache également au genre post-apocalyptique. L’intrigue se déroule sur une Terre littéralement déchirée par un étrange cataclysme qui n’a laissé derrière lui que quelques rares territoires flottants au-dessus d’une mer de nuages. Avec un réel sens de l’intrigue, un imaginaire foisonnant et le traitement de thèmes universels et humanistes, Christelle Dabos a su largement dépasser le cadre de la littérature jeunesse pour s’adresser à un public large qui attend avec impatience sa prochaine proposition.

devriese biotanistesTerminons ce petit tour de l’ultracontemporain avec le travail d’une autre belge d’adoption : Anne-Sophie Devriese. Française d’origine mais séjournant en Belgique depuis de nombreuses années, l’autrice a publié en 2021, chez ActuSF, son premier roman : Biotanistes. En mettant en scène un futur où la Terre est désertifiée par le changement climatique, le roman s’inscrit dans la tradition relativement ancienne mais largement revitalisée ces dernières années des écofictions. Ce sous-genre de la science-fiction anticipe à la fois les catastrophes environnementales qui nous sont promises tout en développant une réflexion sur notre rapport au vivant et à la nature. Ainsi Biotanistes, proche des thèses et des combats de l’écoféminisme, rapproche désastre écologique et patriarcat en imaginant un monde où une mystérieuse épidémie a décimé l’immense majorité des hommes tout en épargnant les femmes. Anne-Sophie Devriese ne fait cependant pas totalement l’impasse sur la dimension fantastique de son imaginaire puisqu’elle réactive la figure de la sorcière pour la mettre au centre de son univers. Là-bas elle désigne les femmes qui, en plus de détenir le pouvoir, ont la capacité de voyager à travers le temps.

Porte d’entrée

Ce panorama, forcément incomplet, montre néanmoins la vitalité du genre. Il aurait certainement fallu mettre en avant d’autres noms, comme l’insaisissable Alain Dartevelle, et d’autres œuvres, comme Le mariage de Dominique Hardenne de Vincent Engel, 2013 année terminus de Luc Dellisse ou encore les plus anciens mais toujours disponibles Supra-coronada de Jacques Crickillon et Jardins du désert de Charles Bertin. Gageons néanmoins que le lecteur intéressé saura, au fil de ses lectures et de sa curiosité, explorer ce territoire encore méconnu de nos lettres belges.

Nicolas Stetenfeld


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°211 (2022)