« The Kendall effect », c’est avec ce titre accrocheur que le magazine « Vogue » États-Unis a dévoilé une édition spéciale dédiée à la grande brune aux yeux de biche, destinée aux abonnés américains en complément de leur numéro d’avril. Cinquante-deux pages consacrées à la petite sœur de Kim Kardashian qui a embrassé la carrière de mannequin dès ses 14 ans. Une consécration pour cette gamine de 20 ans à peine, doublée d’un véritable coup de projecteur sur l’effet bulldozer produit par cette nouvelle génération de modèles, également incarnée par la blonde californienne de 20 ans, Gigi Hadid (dont le vrai prénom est Jelena). Cela rappelle les grandes heures des tops des années 90 quand les Claudia, Naomi, Elle ou Cindy régnaient sur l’industrie de la mode. Mais, à l’inverse de leurs aînées, ces nouvelles cover girls sont le plus souvent issues de familles déjà bien ancrées dans le show-business. Doit-on encore présenter les Kardashian, le clan de Kendall Jenner ? Quant à Gigi, sa mère, Yolanda Foster, fait partie du programme de téléréalité culte outre-Atlantique « The Real Housewives of Beverly Hills », et sa petite sœur Bella a couvert de nombreux défilés la saison dernière. « C’est leur notoriété qui les a conduites vers la mode et a attiré les créateurs et non l’inverse, comme ce fut le cas dans les années 80 et 90 », explique Alexandra Sandberg, directrice de casting à la tête de sa propre agence. Autre atout de ces bombes : leur maîtrise des réseaux sociaux – Instagram, Twitter et Snapchat.

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          Cara Delevingne lors du défilé Burberry automne-hiver 2014 © Imaxtree 

Elles partagent des moments de vie avec leurs fans, comme le font les pop-stars : avec 68,6 millions d’abonnés sur Instagram cumulés à elles deux (54 millions pour Kendall et 15,6 pour Gigi... pour l’instant), les deux meilleures amies détiennent une force de frappe peu égalée. Un pouvoir d’influence qui n’a pas échappé à la toute-puissante industrie du luxe – 250 milliards de chiffre d’affaires mondial en 2015*. La marque de lingerie américaine Victoria’s Secret mise sur l’attraction des super modèles depuis 1995 pour promouvoir son univers girly et sexy via des défilés spectacles retransmis à la télévision. Résultat : 6 millions d’Américains ont admiré les jeux de jambes des tops les plus cotées du moment, Kendall et Gigi, lors de l’édition 2015. Pour Eric Briones, planneur stratégique et coauteur du livre « Luxe et Digital » (éd. Dunod) : « Aujourd’hui, ces filles cartonnent auprès du public car nous sommes dans l’ère de l’identification par le “lifestyle”. Une fille comme Kendall Jenner est un véritable mètre étalon pour les marques. Signer un contrat avec elle offre alors une audience inespérée ! Estée Lauder, en faisant de Kendall son image actuelle, l’a très bien intégré. Il y a plus d’une quinzaine de vidéos de l’égérie sur leur chaîne YouTube. On y voit notamment la top et sa copine Joan Smalls se préparer pour une sortie entre amies – rouges à lèvres, fards à paupières et rires partagés. Une porte ouverte sur l’univers glamour privilégié et très hollywoodien de la jeune fille élevée à Los Angeles. » Une réalité que détaille Frédéric Guyot, directeur de casting et cofondateur de l’agence Korner Casting : « Depuis environ six mois, lorsque je présente une nouvelle mannequin à un client, il veut connaître en premier son influence sur les réseaux sociaux. C’est un critère qui prend aujourd’hui le pas sur les qualités physiques. C’est totalement nouveau. » Issues de la génération Z, ces filles sont quasi nées avec un Smartphone entre les mains, elles connaissent les enjeux et les clés d’Internet par cœur. Kendall Jenner, elle, est devant l’objectif des caméras depuis ses 12 ans par le biais de l’émission « L’Incroyable Famille Kardashian » diffusée depuis près d’une décennie. Elle sait donc parfaitement mettre en scène sa vie rêvée.

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Une photo publiée par Kendall Jenner (@kendalljenner) le

« Sur les réseaux sociaux, et avec Snapchat notamment, on reste dans une dimension de télé-réalité. On suit les modèles dans leur vie de tous les jours, en famille ou avec leurs amis, en vacances, en backstage des shootings… L’accès aux tops des années 90 était plus limité pour les fans. Á part leurs histoires de cœur paparazzées, elles étaient surtout des icônes sur papier glacé. Maintenant, les tops sont accessibles en 3D, depuis notre canapé, analyse Dinah Sultan, chasseuse de tendances et styliste spécialiste des 15-25 ans au bureau de tendances Peclers. Cela a démarré avec Cara Delevingne il y a quelques années. Elle a en quelque sorte relancé le mouvement des super tops. Et comme elle était bookée sur toutes les campagnes ou presque, impossible d’y échapper. Sa personnalité de clown a fait le reste. »

Si la jolie Anglaise a annoncé l’année dernière vouloir lever le pied sur les podiums pour se consacrer à une carrière d’actrice, elle apparaît néanmoins en femme fatale sur la nouvelle campagne automne-hiver 2016-2017, Collection de Paris de Saint Laurent Paris. Publicité dont elle s’est empressée de partager les « behind the scene » et les grimaces off avec ses quasi 29 millions d’abonnés sur Instagram, confirmant ainsi une autre tendance du secteur : le pari sur quelqu’un de singulier, un facteur aujourd’hui de plus en plus déterminant. « Gigi est bookée pour notre défilé en exclusivité, elle a fait le voyage juste pour ça. Les top-modèles sont de retour, et cela faisait très longtemps qu’il n’y avait pas eu de personnalités fortes dans l’industrie. Je suis prête pour ce moment », déclarait d’ailleurs à ce propos Donatella Versace dans les pages du quotidien anglais « The Independent » après son défilé automne-hiver 2016, en février dernier, à Milan. Alexandra Sandberg a également senti un changement depuis quelques mois : « Chez une mannequin, une personnalité joyeuse, par exemple, sera toujours un plus, et cela se détecte sur leurs réseaux sociaux. Le client va passer du temps avec cette fille et préfère savoir que l’ambiance va être bonne dans le travail. » Les marques reviennent vers ces personnalités, au risque que, lors du défilé, on regarde parfois plus la fille que les vêtements. « Olivier Rousteing a très bien géré cet aspect, pour sa part, il a mis en scène son “army” de tops comme il l’appelle, avec Kendall et Gigi, mais aussi avec Alessandra Ambrosio ou Joan Smalls, et a rendu Balmain incontournable. Le nom de la marque s’est retrouvé partout. C’est un vrai deal gagnant -gagnant », analyse Frédéric Guyot. Le directeur artistique de la griffe parisienne s’est même offert les services de trois tops cultes des 90’s, Cindy Crawford, Naomi Campbell et Claudia Schiffer, pour sa campagne printemps-été 2016. Si la carrière de mannequin est toujours incertaine sur la durée, certaines sont toujours là, la quarantaine passée.

Pour les tops d’aujourd’hui, l’idée est aussi certainement d’assurer leur futur, pourquoi pas en devenant une marque à part entière, en développant un tas de licences sous leur nom ? Karlie Kloss a sa propre gamme de cookies, Jourdan Dunn anime des émissions culinaires, Kendall a lancé une marque de vêtements avec sa petite sœur Kylie... Autant de possibilités de business bâties sur leur seul nom. Les prochaines « filles ou sœurs de » – comme Willow Smith, fille de Will Smith, Lottie Moss, demi-sœur de Kate Moss, Kaia Gerber, fille de Cindy Crawford... – sont déjà dans les starting-blocks. Pourtant, la surexposition de ces profils pourrait virer à l’overdose. « A force de les voir partout, bookées sur tous les défilés, toutes les campagnes, on risque l’écœurement. Les marques elles-mêmes vont certainement s’en rendre compte. Je ne serais pas surprise que, dans les prochains mois, on assiste à l’éclosion de mannequins aux profils moins “show business”. Une fille comme l’Américaine Binx Walton avec son allure Tomboy est le parfait contre-pied. Elle est discrète, on sait peu de chose de sa vie personnelle et, pourtant, elle est là, elle travaille, et plaît aux marques comme au public », conclut Dinah Sultan. Avec 126 000 followers sur son compte Instagram, cette dernière fait en effet pâle figure sur les réseaux sociaux...

* D’après le rapport annuel du cabinet Bain & Company publié en décembre 2015.