”Le compte Twitch de mon laboratoire a été supprimé sans sommation”
Twitch semblait être une fenêtre sur un monde ouvert, mais il s’agissait de la fenêtre d’une prison formelle interdisant toute originalité.
- Publié le 22-05-2024 à 17h05
- Mis à jour le 22-05-2024 à 17h12
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Une opinion de Björn-Olav Dozo, professeur en Cultures vidéoludiques à l’Université de Liège
Il y a peu, j’animais le séminaire mensuel du Liège Game Lab, “Histoires de jeux vidéo en Belgique”. J’y reçois des professionnels de l’écosystème belge du jeu vidéo et nous discutons, en plateau, de leur trajectoire. Le séminaire est illustré de vidéos de leurs activités antérieures, afin d’agrémenter visuellement la discussion. Ce séminaire a une double vocation : d’une part, il rassemble des documents de première main (interviews et archives) pour écrire une histoire du jeu vidéo en Belgique ; d’autre part, il forme des étudiants à la production d’une émission télévisuelle dans des conditions techniques professionnelles. Nous avons en effet choisi de sortir le discours universitaire de ses murs habituels et de diffuser l’émission sur Twitch, afin de lui offrir une visibilité plus importante.
Format traditionnel
Quelle ne fut pas notre surprise quand, après vingt minutes d’émission, la retransmission a été suspendue et le compte Twitch du laboratoire supprimé sans sommation. “Diffusion de nombreuses vidéos non autorisées”, affirme le message automatique que nous avons reçu. Le format de l’émission est pourtant extrêmement traditionnel et vient du “vieux monde” médiatique, la télévision : une interview en plateau, avec insertion d’extraits vidéo pour lesquels nous avons une autorisation de diffusion, étant donné qu’ils sont généralement produits par l’invité qui est en plateau.
Au-delà de la stupeur première, il semble utile de tenter de comprendre la chaîne d’événements, pour mieux cerner les enjeux de la production de contenu sur internet. Tout part de la modération de contenu, en particulier de celle liée au droit d’auteur. Pour les énormes plateformes de réseaux sociaux, très centralisées, comme Twitch, Facebook, YouTube, Twitter ou TikTok, la modération est un enjeu majeur pour créer de la confiance et un sentiment de sécurité d’usage de la plateforme pour tous les types d’utilisateurs et d’utilisatrices. Les travaux de Sarah Roberts (Derrière les écrans. Les nettoyeurs du Web à l’ombre des réseaux sociaux, La Découverte, 2019) ont mis en lumière les dimensions harassantes, ingrates et hautement pathogènes de cette activité de modération, la plupart du temps sous-traitée. Les années 2010 furent l’occasion pour ces plateformes de tester toutes sortes de modèles de modération, tentant désespérément de se passer d’humains, sans y parvenir complètement.
Repérer les formes répétitives
L’explosion des algorithmes fondés sur l’intelligence artificielle et l’apprentissage profond ces trois dernières années a sans doute renforcé l’usage de ceux-ci pour la modération. Les IA sont très douées pour repérer des formes répétitives et pour prédire statistiquement l’adéquation d’une forme (textuelle, dans le cas des LLM du type Chat-GPT) à un contexte. De ces modèles probabilistes émergent des formes largement connues et attendues, des reformulations lues et vues mille fois, des contenus consensuels parce que statistiquement majoritaires. Rien de créatif ne peut par définition en émerger.
Que promeuvent et autorisent ces algorithmes des grandes plateformes en termes de contenu ? Toujours plus du même et du standardisé. Du côté de la promotion, on voit fleurir des flux d’images sans nécessairement de sens : actuellement, il suffit de scroller pour tomber sur les recettes de cuisine générées par IA, lues par IA et illustrées par des vidéos improbables qui pullulent sur TikTok ; ou encore sur les dessins animés sans queue ni tête, voire totalement inadéquats, qui étaient apparus sur YouTube à destination des très jeunes enfants en 2017 et largement soutenus par IA. Des formes vides, mais formatées pour les algorithmes, et surtout supports potentiels à une monétisation publicitaire. Le meilleur exemple de cette fuite en avant concerne Mr Beast, longtemps le plus grand producteur de contenus sur les plateformes de vidéos en ligne et qui s’interroge sur ce qu’il est devenu : une personnalité creuse soumis à la loi des algorithmes.
Du côté de l’autorisation, tout ce qui dépasse du cadre formel imposé sera poursuivi et interdit. Interdiction, par exemple, de rediffuser une vidéo insérée au sein d’un autre vidéo : le flux rediffusé sera détecté automatiquement et considéré comme non autorisé, peu importent les droits détenus sur cette vidéo. À travers cette règle visant à limiter certains types de contenus posant problème et à protéger le droit d’auteur, c’est tout un ensemble de formats spécifiques (commentaires, reprises, interviews illustrées, etc.) qui se voient bannis par défaut de la plateforme Twitch. Le traitement n’est d’ailleurs pas équivalent entre les Twitchers à forte audience et les autres : les premiers ont une marge de manœuvre bien plus grande.
Pas faites pour les humains
Les productions populaires, romans de gare ou séries de seconde zone, jeux vidéo et cinéma de genre sont mes objets d’étude. Le web a toujours été un réservoir immense de ce type d’œuvres, qui échappaient parfois à la chaîne de production éditoriale, télévisuelle ou musicale. Les plateformes de production de contenu semblaient être un moyen exceptionnel de diffusion de ces contenus hirsutes, en facilitant l’accès aux moyens techniques de leur propagation : peu de compétences informatiques sont nécessaires pour utiliser ces plateformes. Néanmoins, on constate de plus en plus que ces plateformes ne sont finalement pas faites pour les humains. Elles n’ont pas besoin de nous, nourries, arbitrées et consommées qu’elles sont par des IA de plus en plus en alignées entre elles.
Les contenus de niche mais à haute valeur humaine ajoutée retournent à leur marginalité de diffusion : des réseaux alternatifs aux plateformes dominantes, comme Mastodon, PeerTube ou BitTorrent. Ils y ont toujours prospéré, et continueront à le faire. Twitch semblait sans doute une fenêtre sur un monde ouvert, mais il s’agissait de la fenêtre d’une prison formelle interdisant toute originalité.
⇒ Titre original : “Twitch, ou la prison formelle surveillée par des IA”