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Arsène Lupin, enfant de Jumièges

Par Laurent QUEVILLY

Maurice Leblanc n'avait qu'à citer une seule fois le nom de Jumièges dans l'un de ses romans. Et le gamin de la presqu'île accroché au livre en était aussitôt persuadé : cet auteur-là connaissait assurément tous les recoins, tous les mystères de sa péninsule. Peut-être même — pour ne pas dire sûrement — avait-il croisé grand-père. Oui, près du puits Saint-Michel, ou bien des fosses Picquet...

Effectivement. Tout gosse, à la faveur de l'été, le créateur d'Arsène Lupin avait sillonné ce monde à part. Il en avait respiré toute l'étrangeté. Questionnant du regard ces deux tours élancées vers le ciel. Comme deux colosses gardant pour eux de passionnants secrets. Seul cet anarchiste en haut de forme était capable de les percer. Arsène Lupin ? Un enfant du pays. Et c'est son père qui le dit : "Le seul nom de Jumièges a été pour moi la plus douce évocation de mon enfance..."


Mais c'est à Rouen que Maurice Leblanc voit le jour, en 1864, au N°2 de la rue Fontenelle. Son père est négociant en bois et charbon. Armateur de surcroît. A ce titre, il sera l'associé d'Achille-Désiré Poullain, dit Granchamp, son beau-frère, conseiller général du canton de Duclair depuis 1861. Vieille famille. Sous la Révolution, un Jean-Baptiste Poulain, dit Grandchamp, marchand, est déjà un élu de Duclair.[1]

Le Courtil...

 Agitée fut l'enfance de Maurice, sauvé des flammes de la maison natale. On déménagera en 1873 de la rue Jeanne-D’Arc pour le 4 de la rue du Baillage. Durant un an, il connaîtra aussi l'Ecosse, mis ainsi à l'abri de la guerre de 70 par les bons soins de son père. Mais la famille passe régulièrement ses étés à Jumièges. Précisément chez l'oncle Achille et son épouse Ernestine qui n’ont pas d’enfants. Le couple vit dans un petit château du XIXe siècle, le "courtil", fait de briques rouges et flanqué de tourelles. On le désigne encore aujourd'hui sous le nom d'ancienne maison Grandchamp. La famille fait le voyage de Rouen en calèche. Face à l'abbaye, le jeune Maurice embrasse les ruines majestueuses, court jusqu'au manoir d'Agnès Sorel. Tout l'univers gémétique le fascine au point que, plus tard, il signera certains de ses écrits sous le pseudonyme de l'Abbé de Jumièges.


Paumier,Cabut...

Mais pour l'heure, le jeune garçon connaît la pension Patry. Puis le lycée Corneille dont le bulletin s'ouvre à sa plume. Outre Maupassant et Flaubert, la passion de l'adolescent est de sillonner le pays de Caux à vélo. "Je fis Rouen-La Bouille et retour en... trente chutes ! Puis Rouen-Jumièges (30 kilomètres) en deux heures. C'était un triomphe." Quand Maurice est à Jumièges, il fréquente un instituteur à la retraite, le père Paumier, qui lui ouvre son précieux recueil d'autographes. Jacques Hyacinthe Paumier (1826-1901) était né à Saint-Philibert-sur-Risle, dans l'arrondissement de Pont-Audemer, où son père était instituteur. Lui même avait embrassé ce métier et l'exerçait déjà à Routot quand, à 21 ans, il vint épouser Clémence Boullard,  la fille des épiciers de Jumièges. C'était en 1847 et Lhonorey, le bouillant adjoint socialisant, scella cette union. Quand sonna la retraite, en 1868, Hyacinthe Paumier revint s'établir à Jumièges, le pays de son épouse. Il y fut adjoint au maire et mourut conseiller en août 1901. Le maire, Sever Boutard, prononça l'éloge funèbre de cette personnalité très aimée dans les pays. Sa maison étant toute proche de celle des Grandchamp, Maurice Leblanc y courait enfant pour admirer "le rocher qu'il édifiait patiemment dans son jardin avec des cailloux de toutes sortes recueillis au cours de nos promenades." 

Le jardin du père Paumier tel qu'a pu le voir le jeune Maurice. Le vieil instit a finit ses jours entouré de deux domestiques : Paul Géant, 36 ans, et Ballide Desprez, veuve Linant, 65.

Ces promenades, c'est pour Maurice "l'exploration de ce pays de légendes et de souvenirs" si bien senti par l'un de ses contemporain, Gabriel Ursin Langé, écrivain lui aussi, dont la mère est née dans une vieille bâtisse gémétique. Leblanc fera siennes les phrases de son confrère quand il décrira "l'atmosphère d'angoisse et de mystère" de la presqu'île. "Ai-je assez pataugé dans les près humides et mouvants dont la solitude est infinie et presque hostile! Elle s'animait pour nous, cette solitude, de visites fréquentes que nous faisions au plus pittoresque des paysans, Cabu, Cabu Ernest, je crois, un type de joyeux drille, grand buveur et grand coureur. On l'accueillait toujours par ces mots: "Qu'a bu, boira." Et il nous répondait: "Mon fi, t'as dit vrai, Cabu boira jusqu'à pu soëf!" Cabut. Voilà bien une dynastie jumiégeoise. J'en compte quelques exemplaires dans mon arbre généalogique. Marchand de beurre à Jumièges, le père Thuillier est aussi l’un des fournisseurs de la famille Leblanc à Rouen.

Madame Eric

"Mais toute la joie et toute l'extase de mes jeunes années venaient de la merveilleuse abbaye, dont la mère Leducq, aimable concierge, m'ouvrait la petite porte et où je me promenais à ma guise. Toute la beauté de la nature qui se mêle aux ruines, et du passé qui l'entrelace au présent, m'y fut révélée. Chacun de nous a, dans la vie, un certain nombre de visions qui commandent toutes nos émotions esthétiques. Pour ma part, je n'ai pas, au plus profond de ma sensibilité, d'image plus éblouissante et plus impérieuse que celle des ruines de Jumièges."



Pour Leblanc, l'image des ruines s'accompagne du souvenir fidèle des personnes qui les habitaient. "L'ancêtre d'abord, Madame Lepel-Cointet, qui prenait à mes yeux d'enfant figure de haute et puissante dame. Et sa belle-fille, qu'on appelait Madame Eric, laquelle habitait la magnifique abbatiale dont la majesté m'intimidait."


Au logis abbatial, les salons semblent des salles de musée. Ce sont des cheminées monumentales, des escaliers à rampes sculptées, des vitraux de couleur. Georges Sand y dort en septembre 1869. Le 19 juin 1872, Aimé Lepel-Cointet, alors maire de Jumièges, y est mort. Sa veuve rachètera l'abbaye à l'ensemble de la succession. Le domaine restera encore longtemps dans la famille... Les rapports entre la famille Leblanc et Lepel-Cointet ne datent pas d’hier. En 1873, Louis-Helmuth Lepel-Cointet, agent de change à Paris, à permis en boursicotant les avoirs des Leblanc l’achat de la maison de la rue du Bailliage pour 75.000F. Une somme…


Yainville, éphémère logis...


A la maison Grandchamp, les vacances d'été de Maurice prennent fin en 1882 avec ses 18 ans. En 1884, l'oncle Achille est élu maire de Jumièges. A 63 ans. Un an plus tard, Madame Leblanc disparaît, laissant à son fils une peine profonde. 


Maurice Leblanc n'est pas fait pour la filature Mironde-Pichard où, à l'écart des marchines et des ouvriers, il noirçit des pages et des pages. Maurice quitte Rouen pour faire soi-disant son droit à Paris. Paris où l'accueille sa sœur, Georgette Leblanc, maîtresse de Maeterlinck. En fait, il fréquente les milieux littéraires avec l'ambition d'y percer. Il parvient à placer des papiers au Figaro, à Comoedia, Gil Blas...

En 1890, à Jumièges, c'est la mort de Grandchamp. Il avait fait don à la commune d'un bâtiment qui, rue Mainberte, abrite toujours une salle de classe et un logement. L'année suivante, Emile Leblanc, le père de Maurice, devient l'héritier d'une maison de maître que Granchamp avait construire en 1873 à Yainville.

En 1892, Maurice a 28 ans lorsqu'il publie dans Gil Blas une nouvelle intitulée Le haï. L'action se déroule à Yainville. Elle raconte l'histoire d'un homme hanté par le sentiment de passer totalement inaperçu. Et qui provoque son propre assassinat pour se donner une importance aux yeux de son meurtrier.  "Pour manger ses petites revenus, François Herdelent choisir la commune de Yainville parce qu'elle était peu conséquente..." Ainsi débute ce texte peut-être écrit sur place. La famille Leblanc allait se désaisir rapidement de cet héritage.
Lire le texte intégral :

Le succès de L'arrestation d'Arsène Lupin, dans Je Sais Tout, ouvre à Maurice Leblanc la brillante carrière du feuilletoniste que l'on sait. Nous sommes en 1905. Durant quelques années, le néo-parisien aura ses entrées à l'abbaye de Saint-Wandrille. Sa seconde sœur, la tragédienne Georgette Leblanc, s'y installe en effet en 1907 en compagnie de Maurice Maeterlink. Les moines ont alors déserté le lieux depuis six ans. En 1918, Lupin renoue avec la Normandie en achetant une ferme à Etretat. Il la rebaptise aussitôt "Le clos Lupin". C'est là qu'il écrira une grande partie de son œuvre.

Civis Gemeticus


Mais Leblanc n'a pas oublié pour autant Jumièges. Quand il lui vient à signer sur son registre, il assortit son nom de cette formule: Civis Gemeticus, citoyen Jumiégeois. Jusqu'à la fin de sa vie, il fera chaque année son pèlerinage. Un jour, se souvient-il, "j'eus l'indiscrétion de m'éloigner des ruines et de monter l'allée solitaire qui conduit à l'abbatiale. J'arrivai sur l'autre façade. Une dame âgée, devant le perron, disposait, dans un vase, de ces plantes séchées qu'on nomme de la monnaie-du-pape. Elle me regarda. Je m'arrêtai assez confus et j'allai me présenter quand elle me murmura: "Ah! Le petit Maurice..." Il y avait plus de quarante ans qu'elle ne m'avait vu. Et Dieu sait s'il avait changé, le petit Maurice d'autrefois!" C'était Madame Eric.

Chaque année, il fit le pèlerinage...

Un écrivain du pays

Non, Leblanc n'a jamais oublié Jumièges. Dans son conte, La bonne leçon, il met en scène l'oncle Achille sous le nom d'Anthime. Il évoque Jumièges dans La fortune de Monsieur Fouque, texte paru dans la série de nouvelles Des couples et publié en janvier et février 1933 chez les Artistes normands. Jumièges apparaît encore dans Arsène Lupin gentleman cambrioleur. "Il n'est pas de touriste digne de ce nom qui ne connaisse les bords de la Seine, et qui n'ait remarqué, en allant des ruines de Jumièges aux ruines de Saint-Wandrille, l'étrange petit château féodal du Malaquis." Pour tout enfant du pays, ce nom n'existe pas. Mais le lieu suggéré évoque le vieux château du Trait. Quelques lignes plus loin: "Aux veillées du pays de Caux (...) on raconte de mystérieuses légendes. On parle du fameux souterrain qui conduisait jadis à l'abbaye de Jumièges et au manoir d'Agnès Sorel, la belle amie de Charles VII." Là, effectivement, les croyances populaires voulaient que ce souterrain existât. Nous y reviendrons plus loin.

Maintenant, on retient surtout La comtesse de Cagliostro, paru par épisodes en 1923 dans Le journal. C'est là qu'il développe une théorie audacieuse, quoi que vérifiable sur une carte. La disposition topographique des sept abbayes de la région dessine exactement la grande ours. Examinons-en quelques passages.

"Un peu au sud et un peu à l'est de Jumièges, écrit Leblanc, à une petite lieue de distance, il existe, au hameau de Mesnil-sous-Jumièges, tout près de la Seine, les vestiges du manoir d'Agnès Sorel, maîtresse du roi Charles VII (...) l'abbaye communiquait avec le manoir par un souterrain dont on aperçoit encore l'orifice..."

Maurice Leblanc s'inspire encore à l'évidence d'une croyance populaire qui voulait que les Fosses Piquet fussent la bouche d'aération de ce légendaire souterrain. Il s'agit d'un étrange cratère en pleine champ et couronné d'arbres.

Dans l'intrigue, l'auteur d'Arsène Lupin situe près du manoir un Pierre de la Reine, objet de légende, passant pour abriter le trésor de tous les monastères. Poursuivons:

"En approchant de Jumièges, il avisa un falot qui se balançait devant lui et perçut le bruit aigre d'une sonnette (...) C'était le curé de Jumièges qui, accompagné d'un enfant, s'en revenait d'administrer l'extrême-onction. Raoul fit route avec lui, s'enquit d'une auberge, et, au cours de la conversation, se donnant pour un amateur d'archéologie, parla d'une pierre bizarre qu'on lui avait indiquée. "Le dolmen de la Reine... quelque chose comme ça... m'a-t-on dit. Il est impossible que vous ne connaissiez pas cette curiosité, monsieur l'abbé?

- Ma foi, monsieur, lui fut-il répondu, ça m'a tout l'air d'être ce que nous appelons par ici la pierre d'Agnès Sorel.

- Au Mesnil-sous-Jumièges, n'est-pas ?

- Justement, à une petite lieue d'ici. Mais ce n'est nullement une curiosité... tout au plus un amas de petites roches engagées dans le sol, et, dont la plus haute domine la Seine d'un mètre ou deux.

- Un terrain communal, si je ne me trompe ?

- Il y a quelques années, oui, mais la commune l'a vendue à un de mes paroissiens, le sieur Simon Thuilard, qui voulait arrondir sa prairie."

 Thuilard! Leblanc nous donne là un patronyme qui sonne presque juste dans la presqu'île. Les Thuillier y sont légion. Mais qu'en est-il de cette fameuse pierre. A la fin du XXe siècle, quand fut réalisé un lotissement, une pierre parsemée de trous fut mise au jour. L'association des Amis d'Arsène Lupin est formelle: c'est bien celle du roman. Jadis implantée au manoir d'Agnès Sorel, elle aurait séjourné un temps au clos Chouquet, justement au pied de la maison de vacances de Leblanc.

Mais retrouvons Lupin: "Il était pourvu de renseignements minutieux qui lui furent d'autant plus utiles qu'il put éviter le gros bourg de Jumièges, et s'engager dans le lacis de chemins sinueux qui conduisent au Mesnil. De la sorte, ses adversaires étaient distancés." Notre auteur connaît les raccourcis. "La lueur de quelques allumettes lui montra une prairie qu'il traversa en hâte. Une digue, qui lui sembla récente, longeait le fleuve." Le trésor est tout proche. Las, parvenu sur place, la pierre a disparu.

 Nous ne dévoilerons pas l'intrigue. Mais une plaque... 

En 1997, en présence de la petite-fille de l'écrivain, Florence Boespflug-Leblanc, une plaque commémorative fut inaugurée sur la maison Grandchamp, devenue poste et syndicat d'initiatives.

Le dimanche 9 mai 2004, l'association des Amis d'Arsène Lupin vint une nouvelle fois tenir son assemblée générale à Jumièges. Parmi eux, le comédien Bernard Lavalette qui lut des extraits de La comtesse de Cagliostro. Ce fut devant cette fameuse pierre de la Reine, désormais gravée de la formule magique contenue dans le roman: Ad Lapidem Currebat Olim Regina. Vers la pierre court la reine... 

Dans le récit, Leblanc se permet en effet une licence littéraire en affirmant qu'Agnès Sorel venait s'asseoir sur ce trône lapidaire en l'attente de la barque royale. Or on sait que la Dame de Beauté n'eut jamais à attendre son royal amant. Elle vint le rejoindre à Jumièges pour y mourir quelques jours plus tard. 

La roche est aujourd'hui visible près d'un plan d'eau, derrière la place Martin-du-Gard.

Ce même jour, Lydie Dabirand, la présidente de l'association, Joëlle Tétard, maire de Jumièges, Florence Boespflug et Bernard Léger, conseiller général et lointain successeur de Grandchamp gravirent l'escalier de l'ancienne maison d'enfance du père de Lupin. Et l'espace d'exposition prit officiellement le nom de Salle Maurice-Leblanc.  

Laurent QUEVILLY.

 

Avec le concours de Catherine Marie, du Clos Lupin.Visite:


 Parmi mes sources: lettre de Maurice Leblanc à Gabriel Ursin Langé, en réponse aux Loups de Jumièges, revue des artistes normands, janvier 1933.



[1] Achille-Désiré Poullain est né le 6 octobre 1821 à Caudebec. En 1877, il obtient l’autorisation d’ajouter à son nom patronyme celui de Grandchamp. A Rouen, il habitait un immeuble bourgeois fait de briques au 23 de la rue Lenôtre. Son entreprise comptait des succursales à Dieppe, Fécamp, Elbeuf. Avant lui, Jean-Baptiste Poulain, dit Grandchamp, possédait du bien à Duclair. Le 19 septembre 1794, celui-ci vendit 5000 livres trois pièces de terre en nature de prairie sises au bord de la rivière, sur le bras gauche, en face du Moulin de Haut. L'acquéreur est Jacques Dumas, directeur d'aciérie, à Caumont. Dumas établit là une usine.