Par Jean-Pierre Derouard
Les
spécialistes de
l'histoire agraire s'accordent sur le sens à donner au mot couture. Du latin cultura,
il désigne des parcelles labourables consacrées
aux céréales, appartenant à une
réserve seigneuriale et beaucoup plus vastes, et en une
seule pièce, que les
parcelles en tenure, et ce dès l'époque
carolingienne.
La
Grande Couture du Mesnil vérifie peut-être la
plupart de ces affirmations ?
Quant à la datation, il n'y aurait rien
d'étonnant à ce que l'abbaye de
Jumièges se soit réservé des parcelles
en céréales dès cette
époque. La Vita
Philiberti nous montre le saint fondateur de l'abbaye
éloigner une
tempête pour que les frères aient le temps de
rentrer la moisson. On
remarque aussi qu'il y a des Coutures sur les terres des abbayes de
Jumièges et
de Saint-Wandrille, toutes deux fondées au VII°
siècle et qu'il n'y en a pas
sur celles de l'abbaye de Boscherville, fondée au
XI° siècle.
Le
toponyme Couture est très commun. Toute vaste
pièce de terre en labour est
peut-être en fait une couture, qu'elle ait un toponyme au
pluriel (les
Caboches, les Colombelles, les longues acres, les longues
pièces sur Yainville)
ou au singulier (la Grande Pièce, le Boël sur
Yainville). La pièce des Agneaux
est parfois dite "terres – au pluriel – des
Agneaux" et parfois
"couture – au singulier – des Agneaux".
Les
coutures ont connu des évolutions différentes. La
Grande Couture d'Yville est
convertie au foin dès le début du XV°
siècle. La couture de la Tuilerie ou du
Passage à Jumièges est
démembrée dès cette époque.
Elle
forme une bande parallèle à la Seine sur une
largeur de 2 à 300 mètres à
l'endroit où l'absence de bourrelet alluvial interrompt la
ligne des masures
des Conihout de Jumièges et du Mesnil. Comme ces
dernières, la Grande Couture
se trouve entre la Seine et la rue du Conihout : la rue du Conihout,
les
masures et la Grande Couture sont donc logiquement contemporaines. Pour
Bruno
Penna[1]
les masures de la boucle de Jumièges sont
déjà en
place au Xème siècle.
Sa superficie pose problème. Un terrier du XVII° siècle la donne pour 54 acres (= 30 ha[2]) mais elle est divisée pour la location en 18 pièces d'une acre chacune, et ce sont 16 acres qui sont mises aux enchères à la vente des biens nationaux. Elle est grande par rapport à la Petite Couture voisine qui mesure 3 acres (= 5,10ha).
L'abbaye
loue la Grande Couture par des baux de 9 ans en 18 pièces
mesurant chacune une
acre, numérotées en partant de l'amont
("à compter par le bout
d'amont" ; "à prendre du côté de
Duclair"). Le prix de chaque
acre est de 25 livres en 1682, 50 en 1718 et 60 en 1779 ; somme
payée en 2
termes égaux, Pâques et la Saint-Michel,
à laquelle s'ajoute parfois une
redevance en nature sans rapport avec la location : 4 livres de beurre
frais
ou, le plus souvent, un chapon ou une poule grasse à
Noël.
LES CULTURES
La Grande Couture est "en
terres labourables" ou "en labeur" : c'est avant tout une terre
cultivée.
54
ou 18 acres pour la superficie, divisées en 18
pièces, louées pour 9 ans : on
reconnaît les célèbres multiples de 3,
indicateurs d'un assolement triennal.
La
Grande Couture est bien limitée et constitue ainsi
à elle seule un triège du
Mesnil. Les 18 acres la divisent en parcelles
laniérées (rapport de la longueur
sur la largeur supérieur à 5), ce qui indique
normalement un labour à la
charrue. Si chaque lot loué mesure bien une acre - ce qui
peut bien sûr
paraître douteux - une parcelle serait plus
étroite au bout d'amont où la
Grande Couture est plus large. La limite entre deux lots peut
être marquée par
une borne ou par une ou deux raies non ensemencées. La
Grande Couture forme
comme un quartier d'openfield, ce qui explique qu'elle constitue
à elle seule
un triège.
Les
preneurs doivent respecter certaines règles de culture.
"labourer, fumer,
composter lesdittes terres comme leurs voysines (sans doute le reste de
la
Grande couture)" en 1663 ; les "labourer, fumer, cultiver et
ensemencer comme terres voisines" en 1779. Ceci "sans les dessaisonner"
(1663), "sans les dessoler et décomposter" (1746), "sans les
décomposter" (1779). Dessoler, dessaisonner : ne pas
respecter
l'assolement des cultures, décomposter : faire deux
années de suite la même
culture sur une même terre[4].
Il y a donc un assolement triennal communautaire à respecter
: blé (au sens
large) d'hiver et blé de printemps, sans doute suivi d'une
jachère. En 1718, il
est précisé que les termes du paiement se font
à Pâques et à Saint-Michel
"après chacune récolte" : récolte de
printemps, récolte d'été. En
1790, les espèces récoltées sur la Couture
(hélas ici sans complément) sont 3 mars
: orge, vesces, sarrasin et une céréale d'hiver :
le seigle. Certaines semences
sont-elles fournies pas l'abbaye ? Les dépenses du
sous-cellérier notent au 30
juillet de la même année "30 boisseaux[5]
de sarrasin pour ensemencer les terres de la Couture". Impossible de
dire
si les rendements sont bons. Cette même année, les
récoltes sont dans cette
Couture de 229 gerbes de seigle, 522 gerbes d'orge, 200 bottes de
vesces. Et le
même sous-cellérier ne se plaint que des 89 bottes
de sarrasin : "il ne
vaut rien et il n'y a point de grain".
Les
preneurs ne louent parfois qu'une seule acre de la Grande Couture. Mais
une
seule personne en loue souvent plusieurs. Parfois
éloignées l'une de l'autre :
Jean Thuillier loue en 1746 les acres 3 et 10. Mais très
souvent contiguës : 6
et 7° ; 12 à 14 ; 1 à 5 ; 8 à
10 ; les 16 à 18° sont les plus
fréquemment
prises en un seul lot.
En
1710, la 7° acre est
louée avec "une petite pièce de pray
nommé le pray du couvent".
En
1718, la 5° acre comprend "un petit morceau de prairie".
La
location des acres 16, 17 et 18 – souvent prises ensemble
– comprend "le
petit pray de l'autre côté de la digue". Ce petit
pré se tient donc sur un
atterrissement de la Seine. Les preneurs doivent le "retenir en bonne
nature de fauche suivant l'usage du pays".
La
Grande Couture n'est pas entièrement complantée,
ce qui serait étonnant pour
une terre en labour. En 1718, il est précisé que
"il y a plusieurs arbres
fruitiers" sur la 13° acre. Un seul des lots vendus en
1791-1792 est
précisé comme "planté d'arbres". Les
arbres fruitiers semblent
surtout nombreux "au bout desdites pièces", au bord de la
rue du
Conihout.
En
1682 comme en 1779, les preneurs doivent remplacer par des entes les
arbres
manquant. A la dernière date, des entes sont
également "plantées aux
endroits qu'il n'y en a point encore" : les vergers, le complantage,
s'étendent peut-être par la volonté de
l'abbaye. Les entes, "bonnes et loyales",
sont fournies par les religieux et doivent être "bien et
deuement
reprises" à la fin du bail.
Les
preneurs des acres doivent entretenir les arbres fruitiers : les
"motter,
serfouir, épiner à ce que les bestaux n'y fassent
aucun mal de 3 ans en 3
ans".
On
ne sait de quelle espèce d'arbres il s'agit ni à
qui en reviennent les fruits.
Le
terrier du XVII° siècle affirme que la Grande
Couture est "enclose de
hayes". Le bail des 3 dernières acres en 1718 est pourtant
le seul à
mentionner l'obligation d'entretenir des haies. La
nécessité d'épiner les
arbres fruitiers "à ce que les bestiaux n'y fassent aucun
mal" (ces
bestiaux empruntent sans doute la rue de Conihout pour se rendre au
marais
communal) conforte dans l'idée que la Grande Couture n'est
pas totalement
enclose.
Louant
en même temps la Petit Couture et la 14° acre de la
Grande Couture, Pierre
François Duparc a "à son profit la tonte et
émonde des haies et des arbres
étant autour desdittes terres et qui ont coutume d'estre
ébranchez 2 fois
pendant le courant dudit bail en sorte que le tout ait une
année de rencrue
avec l'expiration d'iceluy". Cela concerne peut-être surtout
la Petite
Couture, mais il serait étonnant que quelques saules ne
suivent pas les fossés
de la Grande Couture.
Dans
le système du méandre, la Grande couture ne se
trouve vraiment ni sur une rive
convexe ni sur une rive concave : il n'y a pas ici de bourrelet
alluvial.
Certaines acres sont certaines années dites "en labeur et maresc" et sont ainsi sujettes à l'inondation. On craint donc l'érosion qui rendra nécessaire, entre 1819 et 1823, l'intervention de l'Etat pour fermer par 2 portions de digues le trou du Vasier ouvert à cet endroit. Cela n'empêche pas un réel alluvionnement. Aussi bien sur un terrier du XVII° siècle que sur le cadastre napoléonien, ce qui est peut-être la digue ou le chemin de halage est tout du long bordé par une langue de terre appelée rencru au XVII° siècle et le Vasier sur le cadastre.
Le petit pray loué avec les trois acres d'aval est de l'autre côté de la digue, sur un atterrissement. Alluvionnement et érosion semblent donc se succéder selon les périodes et les endroits tout au long de la Grande Couture.
Lors de leurs visites de rivière, les Vicomtes de l'eau ne trouvent pas ici le chemin de halage qui devrait suivre la rive. La présence de la Grande Couture montre en tout cas que la largeur de la Seine n'a jamais varié ici dans de grandes proportions.
Le terrier du XVII° siècle semble indiquer un fossé, venant sans doute du marais communal, à chaque bout de la Grande Couture. Les baux des diverses acres mentionnent l'obligation d'entretenir des rigoles ou des fossés. Une écluse termine le fossé du bout d'aval ; il y a en 1663 nécessité de la réparer avec maçonnerie.
La Grande Couture du Mesnil montre qu'une terre directement riveraine de la Seine peut être consacrée aux labours en assolement triennal, malgré les inconvénients apportés par le fleuve. Elle montre aussi qu'il n'y a peut-être pas en vallée de Seine de système cultural vraiment pur.
[1] "Les paysages de Jumièges", Patrimoine Normand, 2001.
[2] A 0,5675 ha par acre.
[3] Georges Duby, Histoire de la France, Larousse, 1970, p.98.
[4] Marcel Lachiver, Dictionnaire du monde rural, 1998.
[5] Le boisseau de Duclair vaut 29,7 litres.
[6] "Le problèmes des régimes agraires", Mélanges Historiques, 1932.