A l'automne 1971, voyez-vous, le monde s'adonnait à ses bêtises ordinaires. L'Inde voulait attaquer le Pakistan, le Zaïre remplaçait le Congo, la Chine de Mao entrait à l'ONU. En France, on étouffait. Pompidou présidait. Les jeunes étaient suspects et souvent contrôlés. Nous avions 25 ans et un journal imprimé en couleurs, Actuel, où nous réclamions: «De l'air! de l'air!» dans un pays où les deux chaînes de télé en noir et blanc appartenaient au gouvernement.

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Cet automne-là, nous lisons Shit, Man, le premier roman d'Alain Chedanne, vieux routard et squatter professionnel qui publie chez Gallimard et parle de notre génération avec du souffle. La presse le salue, sans le placer dans la course aux prix littéraires. Dans Le Monde, Jacqueline Piatier le regrette, puis recense les romans qui ont leur chance au Goncourt sous le titre «La saison des coureurs de fond», parce que la tendance est aux forts volumes qui balaient le siècle. La Gloire de l'Empire, de Jean d'Ormesson, part favori, mais patatras, voilà qu'en octobre il reçoit le grand prix du roman de l'Académie française et se retrouve hors jeu. Les autres? Un pavé de Jean Duvignaud, dans la même veine, puis Le Sac du Palais d'Eté, de Pierre-Jean Remy. On évoque aussi l'Abraham de Brooklyn, de Decoin, ou La Maison des Atlantes, de Rinaldi. A partir de la fin de septembre, une rumeur favorable grossit à propos des Bêtises, de Jacques Laurent, mais Laurent se torpille lui-même dans Le Figaro du 15 octobre. Interrogé par Bernard Pivot, il lance: «Je méprise les prix littéraires parce qu'ils sont trop souvent donnés d'une manière indigne et impardonnable par rapport à la valeur des écrivains qui se trouvaient en piste.»

Son éditeur devient blême et enrage. Tout est fichu. Non. La surprise vient du Renaudot. A l'époque, ce prix est mis au vote la veille de sa remise, le dimanche soir, et, par Françoise Mallet-Joris, qui a l'information, les jurés du Goncourt apprennent le choix de leurs confrères: d'abord Laurent, et Remy si, le lendemain, les Goncourt se décident pour le premier.

Nous arrivons au jour fatidique, le lundi 22 novembre, chez Drouant. Après la mort d'Hériat, les dix ne sont plus que neuf, dont sept présents. Queneau a fait parvenir un vote farfelu, comme d'habitude. Le président Dorgelès, très malade, se prononce au téléphone pour Laurent. Autour de Bazin, lequel se comporte déjà en président, des jurés plus jeunes ont récemment été élus: Mallet-Joris, Clavel, Sabatier, et il s'agit de rénover le prix, de le moderniser, mais cette volonté encore diffuse ne change rien au débat compliqué de 1971. Aucune vraie majorité ne se dégage. Clavel vote pour Le Fils interrompu, d'André Miquel, comme Armand Lanoux, qui déteste Laurent. Sabatier veut Remy. Bazin penche pour Decoin. Un tour, deux, cinq. Aucun nom ne ressort. Decoin?

- Notre prix est à double tranchant, dit Sabatier. Cette récompense prématurée peut lui faire autant de mal que de bien.

- Et Laurent? Il a 52 ans...

- Oui, reprend Sabatier, c'est un écrivain indiscutable.

- Soit, dit Bazin. Si Decoin avait eu une écriture plus légère, s'il avait évité quelques bêtises...

-Les Bêtises, justement, propose Mallet-Joris, qui ne veut pas que les Renaudot lui soufflent son candidat.

Le procès-verbal de cette séance signale «un scrutin inattendu»: au sixième tour, par cinq voix contre quatre, Laurent devient le lauréat du Goncourt 1971. Dans son Histoire égoïste, quelques années plus tard, il se souvient de ce 22 novembre: «Le Goncourt survint à la stupéfaction générale, et à la mienne. Il me sauvait d'un naufrage matériel que les poursuites du fisc avaient rendu imminent, surtout il donnait à mon livre la fortune de rencontrer, à travers des centaines de milliers de lecteurs, des lecteurs qui l'aiment.»

Tout le monde n'aime pas Laurent. Le fisc d'abord, qui se précipite chez son éditeur pour bloquer son compte, une heure après le résultat. Des journalistes, ensuite, qui y voient des intentions politiques: «Comment expliquez-vous qu'étant de droite vous ayez eu le Goncourt?» «Etes-vous de droite, d'extrême droite ou fasciste?» «Pourquoi n'y a-t-il pas d'ouvriers dans votre roman?» Agacé par ces ritournelles, un soir où il dîne rue de Bièvre chez Mitterrand, qu'il a connu à Vichy en même temps que Ionesco, Laurent demande: «Pourquoi me traite-t-on d'écrivain de droite?» Badinter est présent, qui répond: «Vous étiez à Vichy et pour l'Algérie française.» On prétend que Mitterrand a tordu le nez: c'était son portrait.

Il n'y a pas une once d'idéologie dans Les Bêtises. Laurent traîne ce gros roman depuis vingt-deux ans, quand il a signé un contrat avec Bernard Grasset en personne. Il l'a écrit dans les bistrots, devant des verres ballons pleins de Vat 69, la clope au bec. Il l'a écrit à Saint-Tropez au dos d'un menu, à Belfast pendant le couvre-feu, dans une trattoria romaine. Les scènes qui se passent au Ritz, il les a imaginées au Sahara. Les Bêtises retracent la vie d'un homme, reconstituée par un ami d'après ses textes. Il y a donc plusieurs genres, plusieurs styles, plusieurs âges, d'abord un roman de jeunesse inachevé, un journal intime, des notes, des commentaires, quarante-sept ans d'une existence aventureuse et désinvolte à travers le monde, qui s'achève au Brésil dans un accident d'avion. Rien de politique, vous dis-je, dans une pareille entreprise.

Alors, pourquoi cette étiquette d'écrivain de droite, que Laurent conteste? Cela remonte aux lourdes années 1950. Des jeunes gens, dont il est, avec Nimier, Déon, Blondin, se rebellent contre la tyrannie que Sartre exerce sur les lettres. «Si j'ai des opinions politiques à exprimer, disait Laurent, j'écris des articles ou un essai. Il n'y a pas de romans politiques.» Il se veut marginal et réclame une littérature dégagée. Dans Paul et Jean-Paul, son pamphlet contre le roman à thèse, il compare Sartre et Paul Bourget, fait rire à leurs dépens. Plaire et séduire, ce serait interdit? Faut-il n'écrire que des démonstrations pesantes? Quand il crée La Parisienne, ce journal où Boris Vian côtoie Paul Morand, c'est pour prêcher la légèreté, le talent et l'éclectisme, mais s'opposer au roman engagé et sectaire de Sartre, c'était se faire traiter de fasciste dans une époque sans nuances.

Grâce au Goncourt, ce miracle, Laurent va enfin tuer son double, Cécil Saint-Laurent, qu'il avait inventé quand les best-sellers historiques étaient en vogue. Laurent était à ce point éclipsé que, dans le Caroline chérie du Livre de poche, après la liste des oeuvres de Cécil, venait «Sous le pseudonyme de Jacques Laurent» pour indiquer ses deux premiers romans littéraires, des fiascos publics applaudis par les gens de goût: que pesaient-ils face aux 7 millions d'exemplaires de Caroline?

Si la façon de mourir signe une vie, le héros des Bêtises disparaît dans un accident d'avion. Comment s'est-il comporté? Son signalement correspond à deux passagers. Des survivants racontent: le premier est resté serein, l'autre a hurlé de peur. Lequel est notre personnage? On ne le saura jamais. On sait en revanche que Laurent s'est suicidé le 29 décembre 2000, quelques heures avant ce xxie siècle où il ne voulait surtout pas entrer.