(Translated by https://www.hiragana.jp/)
Le Rouge et le Noir/Chapitre XV - Wikisource Aller au contenu

Le Rouge et le Noir/Chapitre XV

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 82-85).

XV

Le Chant du Coq.

Amour en latin faict amor ;
Or donc provient d’amour la mort,
Et, par avant, soulcy qui mord,
Deuils, plours, pieges, forfaitz, remords…
Blason d’Amour.

Si Julien avait eu un peu de l’adresse qu’il se supposait si gratuitement, il eût pu s’applaudir le lendemain de l’effet produit par son voyage à Verrières. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-là encore, il fut assez maussade, sur le soir une idée ridicule lui vint et il la communiqua à madame de Rênal, avec une rare intrépidité.

À peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurité suffisante, Julien approcha sa bouche de l’oreille de madame de Rênal, et au risque de la compromettre horriblement, il lui dit :

— Madame, cette nuit à deux heures, j’irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose.

Julien tremblait que sa demande ne fût accordée ; son rôle de séducteur lui pesait si horriblement que s’il eût pu suivre son penchant, il se fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et n’eut plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait réellement à quel saint se vouer.

Madame de Rênal répondit avec une indignation réelle, et nullement exagérée, à l’annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à son retour il se plaça à côté de madame Derville et fort loin de madame de Rênal. Il s’ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La conversation fut sérieuse, et Julien s’en tira fort bien, à quelques moments de silence près, pendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque belle manœuvre, se disait-il, pour forcer madame de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques qui me faisaient croire il y a trois jours qu’elle était à moi !

Julien était extrêmement déconcerté de l’état presque désespéré où il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l’eût plus embarrassé que le succès.

Lorsqu’on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu’il jouissait du mépris de madame Derville, et que probablement il n’était guère mieux avec madame de Rênal.

De fort mauvaise humeur et très humilié, Julien ne dormit point. Il était à mille lieues de l’idée de renoncer à toute feinte, à tout projet, et de vivre au jour le jour avec madame de Rênal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu’apporterait chaque journée.

Il se fatigua le cerveau à inventer des manœuvres savantes, un instant après il les trouvait absurdes ; il était en un mot fort malheureux quand deux heures sonnèrent à l’horloge du château.

Ce bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre. Il se vit au moment de l’évènement le plus pénible. Il n’avait plus songé à sa proposition impertinente, depuis le moment où il l’avait faite ; elle avait été si mal reçue !

Je lui ai dit que j’irais chez elle à deux heures, se dit-il en se levant ; je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au fils d’un paysan. Madame Derville me l’a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible.

Julien avait raison de s’applaudir de son courage, jamais il ne s’était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut forcé de s’appuyer contre le mur.

Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n’y avait donc plus de prétexte pour ne pas aller chez elle. Mais grand Dieu, qu’y ferait-il ? Il n’avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu’il eût été hors d’état de les suivre.

Enfin, souffrant plus mille fois que s’il eût marché à la mort, il entra dans le corridor qui menait à la chambre de madame de Rênal. Il ouvrit la porte d’une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.

Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée ; il ne s’attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer madame de Rênal se jeta vivement hors de son lit. — Malheureux ! s’écria-t-elle. Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel ; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes.

Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de madame de Rênal, on eût pu dire en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. En effet, il devait à l’amour qu’il avait inspiré, et à l’impression imprévue qu’avaient produite sur lui des charmes séduisants, une victoire à laquelle ne l’eût pas conduit toute son adresse si maladroite.

Mais, dans les moments les plus doux, victime d’un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d’un homme accoutumé à subjuguer des femmes : il fit des efforts d’attention incroyables pour gâter ce qu’il avait d’aimable. Au lieu d’être attentif aux transports qu’il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l’idée du devoir ne cessa jamais d’être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s’il s’écartait du modèle idéal qu’il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être supérieur fut précisément ce qui l’empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C’est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge.

Mortellement effrayée de l’apparition de Julien, madame de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement.

Même, quand elle n’eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien loin d’elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l’enfer, en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n’eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu’il venait d’enlever, s’il eût su en jouir. Le départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l’agitaient malgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient.

Mon Dieu ! être heureux, être aimé, n’est-ce que ça ? Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans cet état d’étonnement et de trouble inquiet où tombe l’âme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve plus quoi désirer, et cependant n’a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupé à repasser tous les détails de sa conduite. N’ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même ? Ai-je bien joué mon rôle ?

Et quel rôle ? celui d’un homme accoutumé à être brillant avec les femmes.