Renée
Vivien ou le drame de l'absolu
32 ans,
l'âge où l'on rit d'être femme, femme-feu et femme-fleur, loin
des tâtonnements de l'adolescence… 32 ans, l'âge où meurt Renée Vivien,
terrassée par l'alcool, le manque de nourriture et la névrose. Cette vie avortée
sous le signe du génie littéraire, on n'en lit plus que quelques vers gravés
sur sa tombe, à l'intérieur de la chapelle néo-gothique que son ancienne
amie, la baronne Hélène de Zuylen fit construire en son honneur au cimetière
de Passy. Née Pauline Mary Tarn, Renée vécut sans cesse à la recherche d'une
identité derrière les masques, d'un absolu dans la décevante réalité, et de
l'amour à travers des visages de femme qui lui échappèrent et ne lui laissèrent
que son propre visage à contempler. Car tout le drame de Renée est celui de
l'absolu impossible à atteindre parce que synonyme de fuite et de néant,
absolu de la passion qui n'est que la quête de la mort, de l'annulation de soi
dans le corps et le cœur de l'autre. Drame de l'amour quand on aime, aimer sans
se préoccuper de l'être aimé, juste pour trouver l'entêtante ivresse de la
folie qui fait oublier la vie.
Je
hume en frémissant la tiédeur animale
D'une fourrure aux bleus d'argent, aux bleus d'opale ;
J'en goûte le parfum plus fort qu'une saveur,
Plus large qu'une voix de rut et de blasphème,
Et je respire avec une égale ferveur,
La Femme que je crains et les
Fauves que j'aime.
Toute sa vie Renée voulut fuir la réalité et se réfugier dans son
monde de rêve, de littérature, sublimation du quotidien et des aventures
amoureuses. Femme à la silhouette frêle et discrète généralement vêtue de
noir ou de violet, elle semblait avoir rassemblé sa beauté dans "ses
lourds et délicates paupières et leurs longs cils noirs" à tel point que
la poétesse Lucie Delarue Mardrus disait d'elle que sa personnalité
n'apparaissait que lorsqu'elle fermait les yeux. Ce n'est pas anodin quand on
sait que toute sa vie s'est déroulée derrière ses paupières closes comme
derrière les portes closes de son appartement, véritable sanctuaire oriental.
Ce refus d'affronter le monde extérieur est symptomatique d'une
sensibilité presque maladive, d'une personnalité exaltée, éprise du beau
absolu mais refusant tout compromis avec le monde extérieur, aimant la vie mais
hantée par la mort. Seule la littérature pouvait faire jaillir du vide et de
la douleur une eau de vie. Aussi en
neuf années de vie littéraire, Renée publie 15 volumes de vers et de proses,
auxquels s'ajoutent six volumes posthumes. Son œuvre est souvent le commentaire
lyrique de sa vie, mais elle constitue également une sorte de biographie chimérique,
lieu du fantasme inassouvi. Celle-ci révèle sa vénération pour la grande poétesse
Sappho dont elle traduisit et adapta les vers, mais aussi son idéalisme
amoureux et mystique comme un penchant pour le romantisme noir et décadent du
19ième siècle.
J'adore la
langueur de ta lèvre charnelle
Où persiste le
pli des baisers d'autrefois,
Ta démarche
ensorcelle,
Et la perversité
calme de ta prunelle
A pris au ciel
du nord ses bleus traîtres et froids.
Ce drame de l'absolu, c'est aussi celui de Narcisse, si amoureux de sa
propre image qu'il s'y noya. Dans l'amour homosexuel, c'est sa propre image que
chercha Renée et elle pensa la trouver dans le visage approchant des autres
femmes, dans le reflet trompeur que renvoie le miroir, l'eau trouble qui perdit
Narcisse. Trois femmes ont marqué au fer rouge son âme : incapable de choisir,
elle hésita sans cesse entre l'amour-passion pour Natalie Clifford
Barney,
ponctué de ruptures et de reprises et l'amour-rêve pour Kérimé, moins
inconstant parce que lointain et impossible à satisfaire. C'est pourtant l'amour-protection
qui se révèlera en définitive le plus puissant, pour la baronne Hélène de
Zuylen qui veillera sur elle jusqu'au dernier souffle. Mais tous ses amours sont
des images de la mort, d'une mort désirée, et Renée les vécut selon un schéma
dominatrice-dominée. Elle reproduit un rapport de force en s'attribuant ou en
attribuant à la femme aimée le rôle de l'amant. Mais au fond, c'est toujours
elle qui se donne la place du page soumis à sa suzeraine. Ses amours
tumultueuses avec Natalie la hanteront tout au long de son existence car elle ne
cessa d'aimer sa blonde Amazone, Ondine fourbe qu'elle haissait et vénérait
tout à la fois. Mettant beaucoup
plus de gravité mystique dans l'amour que Natalie, Vivien rêvait d'une passion
de tous les instants et d'une fidélité à toute épreuve, ce que l'inconstante
Natalie ne pouvait lui offrir. La plupart de ses poèmes lui sont dédiés.
Tes yeux bleus,
à travers leurs paupières mi-closes,
Recèlent la
lueur des vagues trahisons.
Le souffle
violent et fourbe de ces roses
M'enivre comme
un vin où dorment les poisons…
Vers l'heure où
follement dansent les lucioles,
L'heure où
brille à nos yeux le désir du moment,
Tu me redis en
vain les flatteuses paroles…
Je te hais et
je t'aime abominablement.
Avec Kérimé, c'est au-delà de l'amour, le rêve de l'amour, rêve poétisé
que Vivien va vivre et créer. Ce culte envers cette lointaine partenaire se
transforme rapidement en culte de l'amour. Une correspondance naquit qui
s'amplifia rapidement et devint un véritable dialogue par lettres. Vivien fut séduite
et ses cris d'amour ne manquent pas de beauté. Le songe oriental ajouté au
piment de l'interdit et du danger car Kérimé était mariée et cloîtrée dans
un harem de Constantinople, enflammait Vivien. Cet amour de loin comme celui des
troubadours s'alimentaient de rêves et d'imaginaire.
"Cette
nuit, l'obsession est plus forte encore que d'habitude. Je ne puis dormir…à
cause de Vous, toujours… Je songe douloureusement que toutes les paroles sont
vaines, que seuls les baisers sont immenses et profonds. Je rêve de voir toute
la nuit ardente de vos yeux. Je respire les parfums de votre chair… De toute
votre chair incomparable… Je rêve d'égarer mes lèvres parmi votre
chevelure, pareille à une forêt nocturne. Ma bouche possède enfin votre
bouche… ah ! votre bouche tant désirée !
Je vous aime
avec passion et avec douceur. Et vous apprenez de moi la ténacité légère des
caresses féminines. Je vous apprends tout ce que l'effleurement recèle de
hardi et de passionné…et peu à peu, vos lèvres répondent à mes lèvres…
Et votre doux corps s'anéantit dans la volupté…
Ecrivez-moi.
J'ai soif. J'ai soif de vos lettres… et de vous."
(Lettres à Kérimé
Turkan-Pacha)
Il servait aussi de prétexte pour Vivien pour écrire
un long monologue. Elle se donne le beau rôle, celui d'une initiatrice à
l'amour lesbien. La correspondance de Vivien avec Kérimé fait ressortir son
indécision amoureuse. On l'y voit sans cesse aller de la très-blonde à la
divinement brune avec toujours en arrière plan, celle qui représente le seul pôle
de stabilité de sa vie, la baronne avec qui elle vivra une relation affective
pendant près de six ans. Cette impossibilité de s'installer dans l'amour et la
vraie vie, de se faire une place dans une société dont elle ne partageait pas
les valeurs essentielles devait fatalement avoir des conséquences tragiques sur
l'évolution de sa personnalité.
Je n'ai rien
calculé, je suis née ivre et folle,
Au hasard, j'ai
semé mon âme et ma parole.
J'ai donné mes
baisers, et mes fleurs et mes lais,
Et je n'ai
point compris que je me dépouillais…
Renée ne pouvait assumer son être : elle haissait son corps et détestait
ses origines. Elle aura toujours voulu cacher, ensevelir sous les pseudonymes sa
réelle identité, éditant sous les noms divers de Renée Vivien, Paule
Riversdale ou Hélène de Zuylen. Elle rejetait sa mère comme la mère patrie,
l'Angleterre où elle était née et avait vécue. En effet, sa mère la négligea
extrêmement pendant son enfance après la mort de son père, puis fut jalouse
des attraits de sa fille et découragea les jeunes gens qui voulait s'en
approcher, ce qui ne l'empêchait pas de rechercher pour elle la compagnie des
hommes. Elle laissait ainsi Renée toujours seule : les hommes
devinrent vite
pour elle des démons qui lui volaient sa mère. De même, sa mère lui a refusé
son affection et lui donnait à peine de quoi vivre. Elle devint pupille
de la nation pour échapper à ses mauvais traitements et dès sa majorité alla
s'installer en France, vivre des rentes de son père.
Il lui a toujours fallu être autre tout en cherchant le même, cette
obsession du même qu'est l'amour homosexuel, jusqu'à se perdre elle-même et
devenir femme factice dans un décor factice. Et toute sa vie est la répétition
d'un même cri, écho répété de l'angoisse de vivre, de la terreur de choisir
l'être aimé, de l'horreur de soi. Ses poèmes sont parcourus d'une tension
permanente, qui est celle de la tristesse, du regret, de l'angoisse, du
sentiment de l'impossible. Collette a souligné la "tristesse élevée"
des œuvres de Vivien où "les amies rêvent et pleurent autant qu'elles
s'y enlacent." Le bonheur presque toujours, se situe dans le passé. Il
semble qu'il soit toujours trop tard.
Je m'éveille
au milieu d'une forêt de torches
Eteintes
froidement dans la froideur du jour,
Songeant à ma
jeunesse, à son tremblant amour,
Aux jasmins qui
faisaient plus radieux les porches.
Elle cherche sa vérité qui lui échappe sans cesse. Son seul recours
est alors de rêver sa vie. Femme à l'immense énergie de se détruire parce
qu'elle n'a jamais su bâtir, si ce n'est son œuvre littéraire, mais elle
avait cessé d'y croire dans les dernières années de sa
vie. Quand on n'aime
pas son propre corps, on cherche à aimer un autre corps qui lui ressemble mais
on refuse complètement la découverte de l'Autre, du double asymétrique qu'est
l'homme. On peut lire dans ce refus de l'autre un désir de rester dans
l'enfance et dans le monde éthéré des baisers de sœurs, sans doute liée à
cette candeur enfantine que ses proches ont si souvent décrit en elle. Mais
l'impossible union des corps se traduit par celle des cœurs, et les lèvres ne
suffisent pas à sceller les âmes.
Toute la poésie de Vivien n'est au fond qu'une répétition
de la mort, et traduit l'hallucination que peut produire la réalité sur une
sensibilité féminine particulièrement blessée. L'écriture ne fut-elle pas
pour elle une forme d'enfermement ? Plus on approche de la fin et plus toute foi
en la gloire littéraire l'a quittée, plus le souffle se fait court, haletant.
Le poème devient simple quatrain, bribes, cri d'angoisse sans forme. Dès 1906,
elle avoue ses défaites
Mes vers n'ont
pas atteint à la calme excellence,
Je l'ai
compris, et nul ne les lira jamais…
Mais jusqu'à son dernier jour, Vivien ne cessa de publier ou de préparer
des rééditions corrigées de ses œuvres. Toutes ces variantes, ces perpétuelles
révision ne trahissent-elles pas un complexe d'échec ? Sans compter tous ces
livres qu'elle signa de pseudonyme …
Ce qui caractérise avant tout Vivien en tant que poète, c'est son
pessimisme foncier, ce goût des cendres qu'elle retrouve au fond de ses
plaisirs, cette fascination un peu morbide de la mort et du néant. En effet, à
la recherche de l'éternel féminin, Renée vivait comme les fleurs, tournées
vers un soleil amoureux, nourrie de larmes, elle s'est fanée dès que ses
illusions n'ont plus pu la nourrir.
(Article paru dans la revue 34 "vivre en poésie" du Club des Poètes.)
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