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La cuisine à la bière ? ou la bière dans la cuisine ?

Parler de cuisine à la bière dans un pays dit « de vin » (ce que je n’affirmerais pas), peut paraître présomptueux, et peu de Français sans doute ont entendu parler de « cuisine à la bière » ou l’on dégustée. Pourtant, l’utilisation de la bière dans la cuisine est fort ancienne mais a aussi beaucoup évolué. Ainsi, le renouveau de ces préparations est récent. Elle devient aujourd’hui une cuisine appréciée, mais elle reste loin derrière la pizza, les spaghettis, le tex-mex ou le hamburger, même en Belgique. Elle est aussi devenue synonyme de cuisine de qualité, mais ce n’est pas par contre une réalité très ancienne.

HISTOIRE ET TRADITIONS.

Traditionnellement, il n’existe que quelques rares utilisations de la bière en cuisine, et il s’agit presque toujours de cuisine populaire ; on s’en servait dans les régions traditionnellement brassicoles :

pour la soupe,

pour lier les sauces,

pour les marinades,

pour faire bouillir le bœuf ou le coq (carbonades, goulasch),

pour cuire la choucroute (surtout en Lorraine),

pour certains poissons (truite au court-bouillon),

pour les crêpes, les gaufres et les beignets (on recherchait alors l’action de la levure),

et surtout pour la célèbre carpe à la bière, initialement fleuron de la cuisine juive et de Pâques, devenu plat des pays d’étangs en Lorraine,

enfin, la bière apparaissait en cuisine, servie en apéritif ou pour accompagner le repas : cuisine à la bière, cela signifiait alors bière qui accompagne la cuisine.

On pourrait se demander pourquoi si peu d’intérêt pour la cuisine à la bière. D’abord, la bière était considérée comme un plat en lui-même, un aliment liquide, préparé dans  la cuisine, que l’on faisait bouillir. Ensuite parce que la bière était aussi une boisson populaire, et les recettes populaires sont extrêmement simples et rares. Et pourquoi remplacer l’eau dans la cuisson, qui ne coûte rien, par de la bière, qui coûte un peu plus cher ? Mais on pourrait néanmoins une soupe à la bière qui fut régulièrement servie vers 1895 au roi Christian de Danemark et à son fils Georges Ier de Grèce par leur cuisinier français.

AUX ORIGINES D’UN RENOUVEAU.

Jusqu’au milieu de XXe siècle, quelques recettes apparaissaient dans les livres de cuisine, mais elles étaient très rares. Il faut attendre la fin des années 1940 et le début des années 1950 pour voir émerger une véritable cuisine à la bière, avec le maître de ce type de préparations, qui a collecté et créé des dizaines de recettes à la bière : il s’agit du chef belge Raoul MORLEGHEM (dans son livre « La cuisine au pays de Gambrinus »). Raoul  MORLEGHEM était propriétaire du restaurant bruxellois « Là où trône saint Arnould ». On voit déjà apparaître, il y plus de 50 ans :

le flan à l’Orval (on y trouve beaucoup de plats à l’Orval),

le filet de sole Saint-Arnould,

le jambon en croûte à la Jan Primus (gueuze),

le caneton aux griottes et à la kriek,

la poularde Yulenspiegel (gueuze),

Les recettes de Morleghem sont toujours des recettes très simples, où la bière est « mise à toutes les sauces » !

En France, dans la continuité de Raoul MORLEGHEM, Hubert GUILPIN publie en 1958 avec douze grands chefs parisiens « 300 recettes à la bière ». Les chefs sont réputés et viennent de chez Lapérouse, Lucas-Carton, du Grand-Véfour, Taillevent, Drouant, ou Raymond OLIVER... Tous les plats sont prévus (soupes, hors d’œuvre, coquillages, poissons d’eau douce ou de mer, bœuf, veau, gibier, œufs, légumes frais et secs, riz, pâtes, crêpes, gâteaux aux fruits, secs, au chocolat, boissons froides et chaudes...). Malgré ces références, les recettes proposées sont essentiellement des « recettes économiques et rapides ». D’ailleurs, le livre est vite très populaire car il est offert par la bière Valstar (bière familiale en litre)  et se présente en format de poche.

Mais il faut attendre les années 1980 pour assister à un mouvement de fond en France et en Belgique. En 1982, Ghislaine ARABIAN ouvre à Lille « Le Restaurant », consacré uniquement à la cuisine à la bière pour laquelle elle reçoit deux étoiles au Michelin ; mais on y boit surtout du vin : Ghislaine ARABIAN n’arrive pas à faire boire de la bière avec ses plats à la bière. Très médiatique, elle passe en 1992 chez LEDOYEN à Paris. Sa carte des bières comporte alors vingt bières, qu’elle sert dans des verres à eau. Le 31 décembre 1997, elle déclarait sur RTL : « Le champagne, c’est pour les riches. La bière, c’est un élixir, c’est pour tout le monde ». En 1984, le brasseur - historien Marcel GOCAR publie « La cuisine à la bière », un ouvrage de très grande diffusion, compilation de quelques ouvrages et de nouvelles recettes de grands chefs. Il reprend d’ailleurs de nombreuses recettes de MORLEGHEM et surtout de GUILPIN. Les cuisiniers cités viennent de La Coupole, du Müniche, du Berkeley à Paris, de La Matelote à Bruxelles, du Devos à Mons ; on y retrouve également plusieurs professeurs d’école hôtelière ; ou bien Mapie de Toulouse-Lautrec, Robert J. COURTINE... On y trouve tous les plats, et même une  « toufaille gaumaise à l’Orval », plat très populaire autour de l’abbaye.

A cette époque, la cuisine belge poursuit sa recherche, avec deux grands auteurs. Michel DAVID d’abord (de la « Béguine des Béguines »), qui propose en 1989 sa « cuisine légère à toutes les bières ». Il souhaite une cuisine de terroir, une cuisine à la bière, une cuisine légère, avec de bons produits. Mais il est contre les plats qui mijotent ( ?). Il regrette la disparition de certains produits traditionnels (les choesels, le potjevlees) mais signale l’apparition, par exemple, du saucisson à l’Orval de Florenville. Michel DAVID reste cependant un créateur, « un poète et un écologiste » comme il se qualifie. Il se veut « une transition entre l’ancienne et la nouvelle cuisine », mais paraît un peu trop « nouvelle » à mon goût. Autre innovation : il propose une alliance intéressante entre bières et fromages. Quant à Nicole DARCHAMBAUD, elle est devenue la spécialiste des bières d’exception en travaillant sur la gueuze Cantillon et les « Saveurs d’Orval » ou la Rochefort. Dans « La gueuze Cantilon », associée à Jean-Pierre Van ROY, elle peut varier à l’infini les arômes subtils de la gueuze, de la kriek, du faro, de la gueuze vigneronne… Mais elle semble ignorer le lambic. Et dans « Saveurs d’Orval », elle prouve qu’une bière de dégustation difficile, de type amer, permet de préparer et accompagne aussi bien les légumes que les poissons, les volailles, les viandes, même blanches, le gibier, les desserts. Les compagnons traditionnels de la bière sont ici privilégiés : fromage, champignons, échalotes et oignons, miel, pommes, cerises, oranges, épices...

En France, à partir de 1986, le renouveau et l’expansion partent aussi du Musée de la Bière de Stenay et du restaurateur local, Patrice GILBIN. C’est encore une cuisine simple, inspirée des bières artisanales du Nord de la France, de la gastronomie locale et de la Belgique toute proche : le chef y a fait ses études, à Libramont. Les plats d’alors ont fait bien des émules : suprême de loup à le Trois-Mont, saumon braisé à la Choulette, filet de turbot à la Ch’ti, andouillette à l’Heineken, coq à la kriek, aiguillette de bœuf braisé à la Jenlain, choucroute à la bière.

Ensuite, la propagation est rapide, mais la bière s’embourgeoise. En 1987, les sept plus grands chefs alsaciens fondent l’association « UNI 7 » et proposent une cuisine à la bière de haut niveau : Emile JUNG (Le Crocodile), Antoine WESTERMANN (Le Buerhiesel), Michel HORTH (L’Ecrevisse), Ernest WIESER (L’Ange), celui que le jeune critique gastronomique Gilles PUDLOWSKI appelle « le champion de la cuisine à la bière »... Des noms que tous les fidèles des restaurants alsaciens connaissent. Il n’y manque que les très grands (Illhäusern, Yvonne). En 1988, ils publient « Toqués de bière », recueil de recettes mises au point par les membres de l’association. Si les bières sont toutes alsaciennes et donc moins variées que les bières belges ou du Nord – Pas-de-Calais, on y trouve quelques chefs-d’œuvre, avec surtout des  harmonies heureuses de bières (brunes souvent) et d’épices, qui sont présentes dans presque toutes les recettes. Les plats seront eux aussi copiés : terrine de légumes au fromage de chèvre frais et son coulis d’herbes fraîches à la bière, terrine de harengs fumés aux pommes de terre à la bière, rognons de veau à la bière et au carvi de Hollande, aumônière de langoustine…

En 1993, toujours en Alsace, paraît un nouvel ouvrage, « Autour de la bière », regroupant les recettes originales de grands chefs (Ghislaine Arabian, chez Yvonne, autour de grands noms d’Alsace, de France et de l’étranger). Nouveaux plats ou plats traditionnels à la bière, de l’entrée au dessert y figurent : huîtres chaudes, aumônière d’escargots, saumon mariné...

Enfin, la consécration arrive en France avec les deux étoiles attribuées par le Michelin à Michel DOUVILLE, le chef du Grand Hôtel de la Reine à Nancy « pour sa cuisine à la bière ». il nous propose alors sa petite marmite lorraine à la bière de mars (consommé à la bière de mars, julienne de choux vertes, lardons, dés de blanc de volaille), un feuilleté de moules de bouchot et de saint-jacques, sauce courte à la Grimberegem, une escalope de sandre grillée et saucisse fumée, compotée de choux verts, un blanc de pintade farci aux noix et aux noisettes (sauce brune à la graine de moutarde et bière Pelforth), ou une poêlée de mirabelle en sabayon à la Gold ou une crème renversée aux mirabelles avec caramel à la bière de mars.

En Belgique, il ne faut pas oublier l’action remarquable de Gaston MARYNCKX, un liégeois, créateur de la « sociologie du goût », qui travaillait depuis de nombreuses années sur l’alliance des plats, de épices et de la bière. C’est lui qui conseille le foie gras avec des grains de genièvre concassé et une trappiste dense plutôt sucrée comme la Rochefort. Il cite entre autres « des sommets jamais atteints » avec le flan d’Orval à la muscade de Raoul MORLEGHEM ou le civet de lièvre à la trappiste de Chimay au genièvre et au thym, considéré par COURTINE comme un chef-d’œuvre de la cuisine internationale.

Les brasseurs sont curieusement longtemps restés à l’écart de ce mouvement. Ainsi, dans une petite plaquette éditée par un brasseur suisse, seules deux recettes sont préparées à la bière (et encore, dans l’une d’entre elles, la bière peut être remplacée par le lait !) ; le brasseur conseille simplement de boire sa bière avec les différents plats. Dans les années 1960 - 1970, quelques brasseurs belges ont aussi édité de petites plaquettes : Rodenbach, Chimay, Maredsous entre autres. Plus près de nous, il faut enfin signaler les ouvrages plus importants et très intéressants édités par Alken-Maes (1994) en Belgique ou Jenlain en France (1995). Cette dernière avait lancé un concours dans toute la France avec le magazine « Saveurs » et Ghislaine ARABIAN. On trouve donc des recettes de professionnels, à la fois dans les traditions régionales et dans la grande cuisine.

En France toujours, l’Association des Brasseurs de France, à la suite des campagnes « bière de mars » a d’abord lancé (en 1994) une opération intitulée « bière gourmande » et fait intervenir de grands chefs pour promouvoir la cuisine à la bière. En 1996-97, une campagne nationale intitulée « Bière et mer » a fait la promotion de la préparation de poissons, toujours avec de la bière et toujours avec de grands chefs. Grâce à Brasseurs de France, la bière accompagne beaucoup plus les poissons, crus ou cuits, les huîtres, les moules, suivant des recettes toujours assez élaborées. Grâce à son amertume, on la trouve désormais dans les plats exotiques, où elle s’allie très bien aux saveurs salées - sucrées - épicées. Enfin, on pourrait signaler l’expérience du jeune cuisinier belge Olivier SIMON, qui avait ouvert à Paris le restaurant Le Bouillon Racine et qui vantait « La cuisine belge aux couleurs de la bière ». Aujourd’hui, grâce à tous ces acteurs, grâce à toutes ces actions, la cuisine à la bière fait partie du paysage culinaire français et elle apparaît systématiquement dans tous les magazines de cuisine et régulièrement dans tous les magazine politiques ou féminins (Modes et Travaux, Femmes d’Aujourd’hui, l’Express, Prima...).

LA CUISINE ET LA BIERE.

Les travaux menés depuis plus de cinquante ans prouvent que la cuisine à la bière peut évoluer à l’infini, surtout devant le nombre croissant de nouvelles bières mises à notre disposition. La grande variété de bières permet toutes les préparations et toutes les variations, toutes les audaces même, beaucoup plus que le vin. Car la cuisine à la bière doit essayer de mêler ou d’utiliser au maximum les goûts de la bière : sucré, acide, amer, et compenser le manque de sel. La bière apporte des saveurs, des arômes subtils et méconnus à la cuisine, des arômes beaucoup moins violents que le vin ou l’alcool. Et elle supporte la comparaison avec la cuisine au vin, quoiqu’en disent certains spécialistes qui continuent à regarder la cuisine à la bière avec dédain, et elle moins acide, moins lourde. Cependant, l’amertume reste plus ou moins présente. Ce qu’on sait moins, et que nous rappelle Gilles Pudlowski, c’est que : « Les grands chefs boivent tous de la bière, même s’ils ne s’en vantent guère. Le vin serait-il plus noble ? La bière est en tout cas plus conviviale et plus démocratique, mais en cuisine, elle apporte au plat goût corsé, fraîcheur et une amertume très piquante ».

Certaines alliances sont toutes naturelles avec la bière : charcuteries, gibier, lapin, presque tous les poissons, les moules, épices (orange, cannelle...), le pain d’épices, le miel, les pommes, les glaces et sabayons (plutôt avec de la kriek ou des gueuzes fruitées). Les mariages avec la bière sont faciles mais doivent parfois être expérimentés, pour éviter par exemple une domination désagréable de l’amertume :

des bières avec peu d’arômes (pils, blanche, gueuze) se marient très bien avec les poissons et la viande blanche,

des bières avec beaucoup de bouquet s’associent facilement avec du gibier par exemple,

les bières sucrées, aux fruits ou légèrement acides avec desserts.

Mais ces règles ne sont plus toujours suivies et peuvent donner des associations tout à fait surprenantes.

Et, si l’on prépare des plats à la bière, il ne faut pas oublier non plus de servir de la bière pendant le repas. Mais il y a deux écoles : certains chefs maintiennent qu’une certaine harmonie doit exister entre le plat à la bière et la bière servie ; d’autre recherchent au contraire le contraste. Comme boisson d’accompagnement justement, Gaston MARYNCKX cite toujours COURTINE, grand gastronome et grand œnologue : « Je préfère un petit graves rouge frais ou, plus encore, de l’excellente bière d’Orval ».

BIERE ET FROMAGE.

Certaines bières sont justement faites pour s’allier avec leur fromage : Orval par exemple. On remarque aussi que les bières régionales (Nord – Pas-de-Calais, Alsace) s’associent parfaitement avec les fromages de la région (Munster et Maroilles). L’alliance bières – fromages est d’ailleurs le domaine très travaillé, qui a donné les meilleurs résultats. A tel point qu’elle est enseignée dans les écoles hôtelières belges (où c’est souvent la seule approche bière et cuisine) et plusieurs livres lui ont été consacré. Au Québec, Mario d’Eer lui a même consacré une véritable encyclopédie.

C’est aussi le rapprochement le plus facile, que chacun peut faire chez soi. Mais attention : si certains fromages aiment bien la bière, d’autres ne l’aiment pas toujours (chèvre ou brebis par exemple). Enfin, la bière peut aussi entrer dans la préparation du fromage, en marinade par exemple, ou en sauce.

En plus de cinquante ans, la cuisine à la bière a connu une lente mais réelle évolution, en trois étapes :

une période de recherche sur les plats de base, traditionnels, de cuisine régionale, adaptés à la bière, suivant deux principes : la bière blonde remplace simplement le vin blanc (la bière blanche n’existe plus ou pas encore) et la bière brune remplace le vin rouge,

dans un deuxième temps, après 1980, la cuisine à la bière devient une « nouvelle cuisine » et se transforme en cuisine de grands chefs et donc, souvent, une cuisine de luxe, assez compliquée. C’est une cuisine que l’on peut consommer dans leurs restaurants mais qu’il est difficile de préparer soi-même. Une autre cuisine à la bière, différente, plus simple, existe en parallèle et intéresse également le grand public, grâce à des publications souvent éditées par les brasseurs.

aujourd’hui, nous sommes peut-être en présence d’une cuisine nouvelle (et non d’une nouvelle cuisine), avec une recherche poussée et des alliances nouvelles (poisson à l’Orval par exemple !), où les épices jouent un grand rôle.

On s’aperçoit que la recherche devient une habitude, presque une obligation. Il s’agit donc d’une gastronomie évolutive, pour le plus grand plaisir des cinq sens et surtout des papilles.

On pourrait conclure par une citation de Robert COURTINE, reprise dans « Toqués de bières » : « Lorsqu’on sait qu’un fourneau s’appelle en terme culinaire un piano, on ne sera pas étonné que tout cela ait abouti à quelques symphonies en mousse légère, à quelques concertos en mineur pour houblon et malt ». Il ne faut pas oublier non plus que la bière reste toujours le meilleur apéritif et qu’elle facilite la digestion. Même si on la consomme avec sagesse et modération.

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Extrait de la Feuille de Houblon n° 164 de juillet 2004.