Emeutes en Nouvelle-Calédonie : l'article à lire pour comprendre pourquoi l'archipel s'embrase à nouveau

Article rédigé par Raphaël Godet, Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Un véhicule retourné, à Nouméa, le 16 mai 2024, en marge du mouvement de contestation sur fond de crise constitutionnelle. (DELPHINE MAYEUR / AFP)
L'archipel est en proie à de violentes émeutes au cours desquelles cinq personnes sont mortes. La colère est partie du vote d'une réforme constitutionnelle voulue par Paris et que refusent les indépendantistes.

Une vague de violence que le "Caillou", tel qu'est surnommé ce territoire, n'avait plus connue depuis les années 1980. La Nouvelle-Calédonie s'est réveillée groggy, vendredi 17 mai, après une quatrième nuit d'émeutes. Trois civils et deux gendarmes ont été tués depuis lundi.

 Aux racines de la colère, une révision constitutionnelle voulue par Paris et ses soutiens locaux, mais contestée par les indépendantistes. Franceinfo revient sur les raisons de l'embrasement de l'archipel.

Comment les émeutes ont-elles commencé ?

Elles ont éclaté lundi, au moment où une réforme constitutionnelle arrivait en discussion à l'Assemblée nationale. Opposés au dégel du corps électoral de l'archipel du Pacifique, les indépendantistes ont appelé leurs soutiens à descendre dans les rues pour se faire entendre. Aux quatre coins du Caillou, des militants ont installé des barrages filtrants.

A Nouméa, l'appel à manifester a dégénéré. Mardi matin, les rues de la capitale et de sa banlieue étaient parsemées de carcasses de voitures incendiées, de commerces pillés, d'entreprises vandalisées. La première nuit d'émeutes, les pompiers de Nouméa disent avoir reçu près de 1 500 appels et être intervenus sur environ 200 feux.

Face à une situation jugée "insurrectionnelle" par le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, l'état d'urgence a été décrété, mercredi soir, pour une durée initiale de douze jours. Il permet notamment de restreindre les libertés de circulation et de réunion et certains moyens de communication, comme le réseau social TikTok. 

Qu'est-ce que le dégel du corps électoral ?

Depuis l'accord de Nouméa du 5 mai 1998, seules les personnes possédant la citoyenneté calédonienne selon des critères spécifiques peuvent participer aux élections provinciales et aux référendums. Il est par exemple nécessaire d'avoir vécu en Nouvelle-Calédonie entre 1988 et 1998 ou d'être l'enfant d'un parent remplissant cette condition pour entrer dans le corps électoral.

Ces règles doivent garantir une représentation adéquate des Kanaks, le peuple autochtone, qui représente 41% de la population calédonienne, selon l'Institut de la statistique de Nouvelle-Calédonie. En conséquence, environ un citoyen sur cinq est aujourd'hui exclu du processus électoral. Une part passée de 7,46% de la population en 1999 à 19,28 % en 2023, souligne le Sénat. Et une situation "contraire aux principes démocratiques et aux valeurs de la République", selon le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin. 

La réforme constitutionnelle votée par l'Assemblée nationale le 15 mai prévoit de lever cette restriction en ouvrant le droit de vote aux résidents présents dans l'archipel depuis au moins dix ans. Selon un rapport du Sénat (document PDF), cette révision augmenterait la composition du corps électoral de 14,5%, en y ajoutant 12 441 natifs de Nouvelle-Calédonie et 13 400 citoyens français.

Pourquoi les indépendantistes s'y opposent-ils ?

Les indépendantistes estiment que cette réforme ne respecte pas l'accord de Nouméa. "Il ne devrait pas y avoir de réforme, car le processus de décolonisation n'est pas terminé", résume Pierre-Chanel Tutugoro, président du groupe UC-FLNKS et Nationalistes au Congrès de Nouvelle-Calédonie.

L'accord prévoyait que le statut de l'archipel soit débattu après un troisième référendum sur l'indépendance. Ce dernier a bien eu lieu en 2021, donnant une large victoire au camp du "non" à la pleine souveraineté, mais les indépendantistes ne la reconnaissent pas. Ils s'opposaient à la tenue du scrutin en pleine épidémie de Covid-19. "Pour nous, la troisième consultation n'a pas eu lieu, on conteste les résultats", reprend Pierre-Chanel Tutugoro.

En annonçant cette révision constitutionnelle en juillet 2023, Emmanuel Macron a "mis le feu aux poudres", renchérit Jean-Pierre Djaïwé, chef du groupe Union nationale pour l'indépendance (UNI), qui dénonce une décision "unilatérale""On comprend que des gens qui habitent ici depuis vingt ans veuillent voter, mais il faut encore discuter des conditions", commente-t-il encore.

Les indépendantistes craignent que cette révision affaiblisse le peuple kanak. "Aucun peuple ne veut être minoritaire dans son pays", alerte Rosine Streeter, elle-même Kanak et créatrice du syndicat Libre unité action. "Si le corps électoral est élargi, les indépendantistes vont perdre le contrôle des provinces [qu'ils dirigent au Nord et dans les îles], ou ne plus être représentés dans la province Sud", redoute-t-elle.

Des manifestants brandissent le drapeau kanak, devant le tribunal de Nouméa, le 13 mai 2024. (THEO ROUBY / AFP)

"L'égalité du droit de suffrage ne peut pas être lue dans les mêmes termes dans un territoire en situation coloniale, comme la Nouvelle-Calédonie, qu'en France métropolitaine", explique Mathias Chauchat, professeur de droit public à l'université de la Nouvelle-Calédonie. "Les Kanaks ont construit leur identité politique sur le refus de la colonisation", poursuit-il. Accepter l'élargissement du corps électoral serait une façon "d'accepter une nouvelle colonisation de peuplement", étaye le spécialiste.

La représentation du peuple kanak a toujours été au cœur de la lutte indépendantiste. En 1972, le Premier ministre Pierre Messmer encourageait ainsi dans une circulaire "l'immigration massive de citoyens français métropolitains" vers l'archipel, dans le but d'affaiblir "la revendication nationaliste autochtone", cite l'Académie de Nouméa (document PDF). Entre 1887 et 1946, l'existence des Kanaks a été régie par le code de l'indigénat, leur déniant l'accès à la citoyenneté.

Qui soutient cette réforme ?

Comme au Sénat début avril, le projet de loi a été largement adopté par les députés dans la nuit de mardi à mercredi. Parmi les 351 voix pour, la majorité du camp présidentiel (à l'exception de quelques députés MoDem), le Rassemblement national et Les Républicains. 

La désignation par la majorité du député calédonien Nicolas Metzdorf comme rapporteur du projet de loi constitutionnelle a d'ailleurs été vue à l'époque comme une marque de soutien par le camp des Loyalistes et du Rassemblement (classé à droite et opposé à l'indépendance). Tout comme l'avait été, en 2022, la nomination de la présidente de la province Sud, Sonia Backès, figure de proue de l'anti-indépendantisme, comme secrétaire d'Etat à la Citoyenneté. 

Dans l'archipel, ils étaient 17 000 à exiger le dégel du corps électoral, mi-avril dans les rues de Nouméa. "C'est la plus grande manifestation de l'histoire de la Nouvelle-Calédonie, assurait dans le cortège Nicolas Metzdorf, on a rempli les rues de Nouméa." L'association "Un cœur, une voix" entend "défendre les quelque 40 000 résidents de Nouvelle-Calédonie, pour l'heure privés du droit de vote aux élections provinciales".

"C'est le scrutin qui détermine le programme scolaire de mes enfants, la fiscalité, la Santé", expliquait à franceinfo son président Raphaël Romano, fin 2021. "Cela fait vingt-deux ans que je vis et travaille ici, mais on me dit : 'tu paies tes impôts et tu te tais.'"

Est-ce la première fois qu'il y a des révoltes dans l'archipel ?

L'histoire de la Nouvelle-Calédonie est marquée par les révoltes anticoloniales. Lorsque Paris prend possession de ce territoire habité par les Kanaks en 1853, elle le transforme en une colonie de peuplement, à l'instar de l'Algérie. Elle y construit des bagnes et y envoie des opposants politiques, comme la communarde Louise Michel ou des Kabyles opposés à l'Algérie française. Des réserves sont créées pour les "indigènes" kanaks, dépossédés de leurs terres et soumis au travail obligatoire.

En 1878, une grande révolte kanake éclate contre la spoliation des terres par les Européens. Dans leur culture, "les Kanaks ont un lien sentimental très fort à la terre, qui n'est pas seulement un outil économique", rappelle l'historien calédonien Jerry Delathière à Nouvelle-Calédonie La 1ère. Quelque 600 insurgés et 200 Européens sont tués, des tribus rayées de la carte et 1 500 Kanaks contraints à l'exil.

Des Kanaks du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) lors des "événements" opposant loyalistes et indépendantistes, le 29 novembre 1984 en Nouvelle-Calédonie. (LANGEVIN JACQUES / SYGMA / GETTY IMAGES)

Plus récemment, les années 1980 ont été marquées par de nouvelles violences entre Kanaks et Caldoches (les Européens installés en Calédonie), qui culminent avec la prise d'otage de gendarmes et l'assaut de la grotte d'Ouvéa en mai 1988, au cours desquels 19 militants kanaks et deux militaires français sont tués. En juin de la même année, la signature des accords de Matignon scelle une première étape dans la réconciliation et conduit à une période d'accalmie.

Pourquoi évoque-t-on aussi des tensions économiques ? 

Ces émeutes s'inscrivent aussi dans un contexte de crise économique. Le secteur du nickel, premier employeur du territoire, connaît une grave crise mondiale liée à la baisse des prix. Un "pacte nickel" a été proposé par le gouvernement, mais les indépendantistes le rejettent, estimant les contreparties trop importantes pour l'archipel.

Les inégalités demeurent par ailleurs criantes entre les Kanaks et le reste de la population. Selon un bilan de l'accord de Nouméa, l'indice d'éducation des Kanaks reste inférieur à celui des Européens. Dans les entreprises, la part des Kanaks parmi les cadres était seulement de 11,6% en 2019, cite La 1ère. "Pour les jeunes Kanaks, il est toujours très difficile de trouver un travail", déplore Manie, jeune kanak de Nouméa, auprès de franceinfo. "Même les jeunes qui partent étudier en métropole et reviennent avec des diplômes se retrouvent sans emploi", ajoute Jean-Jacky Oine, animateur dans un quartier populaire de la capitale.

Pourquoi le gouvernement est-il critiqué ?

Face aux tensions, Emmanuel Macron a fait savoir qu'il ne convoquerait pas avant plusieurs semaines le Congrès qui doit entériner la réforme constitutionnelle à Versailles. Une façon pour le chef de l'Etat d'apaiser les tensions, mais aussi de laisser une dernière chance aux négociations sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. Loyalistes et indépendantistes, qui tentent d'obtenir un accord institutionnel global sur le statut de l'archipel incluant la question du corps électoral, seront d'ailleurs bientôt invités à Paris pour "une rencontre avec le gouvernement". 

Mais le risque d'une accélération du calendrier perdure. "Le président maintient une sorte de pression en disant 'Si jamais vous n'arrivez pas à vous mettre d'accord d'ici un mois, on va à Versailles'", regrette l'ancien député socialiste de l'Aisne René Dosière, ex-rapporteur du statut de l'archipel. "Le coup du pistolet sur la tempe comme coup de pression, ça ne fonctionne pas avec la culture océanienne", met d'ailleurs en garde Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux et rapporteur en 2015 de la mission d'information permanente sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. 

"On n'écrit pas l'histoire d’un pays avec le sang de sa jeunesse."

Jean-Jacques Urvoas, ancien ministre de la Justice

à franceinfo

"C'est simple, l'exécutif a fait les choses à l'envers", regrette aussi Jean-François Merle, ancien conseiller outre-mer de Michel Rocard, qui a suivi la négociation des accords de Matignon à la fin des années 1980. "Il a cru bon d'engager cette réforme si importante sans trouver d'accord local au préalable. Voilà le résultat : quarante ans de travail qui se retrouvent par terre. C'est un immense gâchis", continue ce spécialiste. "L'exigence démocratique se heurte ici à une autre exigence, tout aussi importante, celle du contentieux colonial. Brandir la première pour marcher sur la deuxième, ça ne pouvait pas fonctionner."

Comment Paris et Nouméa peuvent-ils sortir de la crise ?

Une sortie de crise pourrait passer par ce qui a manqué ces dernières années : un dialogue entre l'exécutif et l'échelon local. "Maintenant que le feu est déclenché", il va falloir "trouver une solution de médiation" avec "des gens qui puissent être considérés comme au-dessus de la mêlée", observe Jean-François-Merle. "Il faut que les maires" de Nouvelle-Calédonie "puissent avoir le droit à la parole", propose René Dosière, car ils sont "au contact direct des gens".

Le projet de loi voté à l'Assemblée nationale mardi a "une valeur démocratique extrêmement limitée pour le moment", estime Jean-Jacques Urvoas. "Le gouvernement a trop donné le sentiment de pencher pour un camp, constate Jean-François Merle. Il y a comme une rupture de contrat qu'il faut réparer".

En résumé, comment expliquer cette soudaine montée des violences ?

Depuis lundi, la Nouvelle-Calédonie est en proie à une flambée de violence comme elle n'en avait plus connu depuis le début des années 1980. Ces émeutes ont déjà coûté la vie à cinq personnes. L'état d'urgence a été déclaré dans l'archipel, pour une durée initiale de douze jours. La colère a pour origine une réforme du corps électoral local voulue par Paris, mais contestée par les indépendantistes. Ils craignent que cette révision vienne affaiblir le peuple kanak, dépossédé de ses terres lors de la colonisation de l'archipel en 1853, en donnant une plus grande représentation aux habitants venus de l'Hexagone.

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