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C’est en lisant Descartes (1596-1650) que Spinoza (1632-1677) a véritablement découvert la philosophie. Jean Colerus, son premier biographe, le confirme. Après avoir étudié théologie et physique, Spinoza, dit-il, « délibéra longtemps sur le choix qu’il devait faire d’un maître (…). Mais enfin les œuvres de Descartes étant tombées entre ses mains, il les lut avec avidité ». Les principaux textes de Descartes, ainsi que sa correspondance, figurent dans la bibliothèque de Spinoza. Le seul livre publié sous son nom par ce dernier s’intitule Les Principes de la philosophie de Descartes (1663). Il est issu de cours sur la physique cartésienne professés par Spinoza pour son cercle d’amis.
Qu’a-t-il découvert d’essentiel dans l’œuvre cartésienne ? Sans l’ombre d’un doute, une série de questions qu’il va faire siennes, quitte à les décaler avant de les transformer de fond en comble. En particulier : les relations entre Dieu, la nature et les corps, les liens entre idées, éternité et mathématiques, l’énigmatique articulation de l’espace et de la pensée – liste non exhaustive, évidemment. Mais, plus que tout, c’est d’une attitude et d’une méthode que Spinoza s’empare.
Le prototype de l’erreur
La démarche de Descartes rompt avec la scolastique, ses distinguos brumeux et ses querelles d’autorité. Chercher seul la vérité, l’atteindre par les moyens de sa propre raison, en étant confiant dans la vérité des idées « claires et distinctes », voilà ce qu’enseigne ce maître. Sa méthode, celle des géomètres, fait fi des préjugés et des traditions. Seules les démonstrations contraignent.
Son adhésion enthousiaste à cette rigueur scientifique conduit pourtant Spinoza à des résultats diamétralement opposés à ceux de Descartes. La volonté, pour ce dernier, est libre. Cette liberté est infinie, en nous comme en Dieu. Cette idée d’une volonté libre est pour Spinoza le prototype de l’erreur. Ni Dieu ni l’homme ne sont libres. La supposée « volonté de Dieu » est un « asile de l’ignorance ». En d’autres termes, Descartes pense faux, s’égare, ne connaît rien. Spinoza ne le dit pas en ces termes, mais cet exemple crucial, comme bien d’autres traits distinctifs de son système, montre qu’il ne laisse pratiquement rien subsister du cartésianisme grâce auquel il est entré en philosophie.
Couple singulier
Tout diffère, en fin de compte, entre le système de Descartes et celui de Spinoza. Le statut des idées, la définition de la substance, le concept de Dieu, la place de l’homme dans la nature, la subjectivité ne coïncident pas – entre autres. Bien entendu, il existe dans l’itinéraire de Spinoza de nombreux éléments pouvant expliquer cette différence multiforme. Rupture avec le judaïsme, connaissance de la kabbale, relations avec les cercles protestants ont contribué à éloigner Spinoza des options de Descartes. Toutefois, en dépit de tout, l’auteur de l’Ethique se réclame continûment de la méthode de son maître. Il ne l’a jamais rencontré, n’a fait que le lire avec ferveur. Mais il prétend ne l’avoir jamais trahi, tout en élaborant un système qui défait tout de celui de Descartes.
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