Temps de lecture : 11 min
-
Ajouter à mes favoris
L'article a été ajouté à vos favoris
- Google News
Ses tout premiers abonnés s’appelaient Alain Resnais, Chris Marker ou Federico Fellini. Ses fondateurs ? Jean-Pierre Dionnet, Mœbius et Philippe Druillet, avant qu’ils ne soient rejoints par un certain Philippe Manœuvre, tout juste échappé de Rock & Folk. Sans elle, les œuvres de George Lucas, Denis Villeneuve, Ridley Scott ou George Miller n’auraient pas eu le même caractère halluciné et visionnaire. La seule mention de Métal hurlant suffit aujourd’hui à susciter un déluge d’illuminations graphiques chez les réalisateurs, illustrateurs, peintres ou dessinateurs du monde entier.
C’est en décembre 1974 que la légendaire revue naît autour d’un érudit cinéphile (Dionnet) et de deux génies du dessin, faux frères et vrais rivaux, échappés d’un magazine Pilote en pleine implosion (Druillet et Mœbius). Son directeur, le bienveillant René Goscinny, créateur d’Astérix et inlassable découvreur de nouveaux talents, a fait les frais d’une révolte qui le dépeignait en tyran autoritaire (« une injustice », confessera plus tard Druillet), et certains jeunes dessinateurs qu’il a contribué à lancer décident de faire sécession. Claire Bretécher, Gotlib et Mandryka s’en vont fonder L’Écho des savanes, Druillet et Mœbius lancent Métal hurlant – titre génial que Mandryka leur a légué –, dont ils feront une revue manifeste, qui sera « cyber et robotique avant l’heure » (Dionnet) ou ne sera pas.
Cela tombe bien, Philippe Druillet rêve d’orgie de science-fiction et de démesure wagnérienne, qui s’épanouiront dans son adaptation tellurique du Salammbô de Flaubert. « La France, c’est le pays de Proust et de Sartre. Alors, la science-fiction et la bande dessinée, tu imagines ? Pourtant, Philip K. Dick ou Michael Moorcock, l’auteur d’Elric le nécromancien, sont des écrivains prodigieux. Et Metropololis de Fritz Lang, ce n’est pas un chef-d’œuvre ? » nous interpellait-il dans son atelier de Montparnasse à l’évocation de cette époque.
Quant à Mœbius, prince des dessinateurs et futur auteur, avec Alejandro Jodorowsky, de L’Incal, sommet de la bande dessinée de science-fiction, il aspire à des mondes minéraux hantés de métamorphoses ovidiennes et de poésie pure, où la forme s’affranchirait du sens : « On peut très bien imaginer une histoire en forme d’éléphant, de champ de blé ou de flamme d’allumette soufrée », proclame-t-il dans l’un des premiers éditoriaux de la revue. Son Arzach, dont les premières planches sont publiées en avril 1975, est un tremblement avant-gardiste comparable à celui opéré par les impressionnistes en peinture. Cette histoire muette, qui met en scène un impassible arpenteur du futur accompagné d’un étrange volatile géant, ébranle les fondations du 9e art.
Touche punk
Ces voyants attirent à eux un chœur infernal de doux dingues, dont le coryphée est un Dionnet survolté, prince de la nuit chez Castel pour oublier les soucis financiers du jour. Étienne Robial, futur directeur artistique de Canal+ et typographe surdoué, offre à Métal hurlant son identité graphique, avec ces éclairs épileptiques qui zèbrent sa une. Si Dionnet ne sait pas dire non à tous les auteurs qui le sollicitent, Manœuvre assume volontiers le rôle du bad cop et apporte à Métal hurlant une touche punk et littéraire avec la création de Speed 17, une collection où sont publiés Charles Bukowski et Hunter S. Thompson. Travaillant jusqu’à l’épuisement, Manœuvre est le Warhol d’une factory à la française qui exige le même dépassement de soi des jeunes dessinateurs qui rejoignent la bande des débuts (Yves Chaland qui veut réinventer la ligne claire hergéenne, Franck Margerin et ses loubards de banlieue). Métal hurlant transforme tout ce qu’il touche en or. Si certains, comme Tardi, ne font que passer une tête, tout le monde veut en être, même l’ancienne génération incarnée par Hugo Pratt (le père de Corto Maltese) ou Jean-Michel Charlier, vieux routier de la bande dessinée qui signe les scénarios du western Blueberry pour Jean Giraud-Mœbius. Benedikt Taschen, futur fondateur des éditions du même nom, fait ses armes dans la version allemande de Métal, alors que Bernard Farkas, qui était le seul réel financier du magazine originel, s’en va faire fortune en distribuant une invention du nom de… Rubik’s Cube. « L’ambiance était extravagante, c’était l’endroit le plus intéressant du monde, avec toute une galaxie d’artistes qui gravitait autour de Dionnet et Manœuvre ! » se souvient Doug Headline.
À LIRE AUSSI EXCLUSIF. Cinéma : on a vu le nouveau « Dune » !
Ce dernier entra au magazine en 1980, quelque temps après son père, le romancier Jean-Patrick Manchette, qui signait pour Métal hurlant, sous le pseudonyme de Général Baron-Staff, de géniales chroniques récemment rééditées (Play it Again, Dupont. Chroniques ludiques 1978-1980) sur des jeux de société. « Surtout, certains cinéastes ont très vite deviné que l’avenir de leur art s’écrivait dans les pages de Métal hurlant », précise Headline. Ridley Scott, chaque fois qu’il passe à Paris, fonce ainsi dans les locaux de Métal hurlant. Après l’échec de l’adaptation du Dune, de Frank Herbert, par Alejandro Jodorowsky, qui a été l’objet d’un récent documentaire (Jodorowsky’s Dune), Scott récupère une grande partie de l’équipe du film (le scénariste Dan O’Bannon, l’illustrateur Giger et bien sûr Mœbius) pour tourner Alien en 1979. Pour Manœuvre, « quand Alien est sorti en salle, personne n’avait jamais vu un vaisseau spatial rouillé, où les mecs sont obligés de donner des coups de marteau pour que cela reparte cahin-caha, c’était des concepts de Métal hurlant typiques ».
Fabrice Giger, l’actuel propriétaire des Humanoïdes Associés, la maison d’édition qui fut chargée de distribuer les chefs-d’œuvre publiés dans les pages de Métal hurlant, rapporte cette autre anecdote révélatrice de la fascination exercée par la revue : « Un jour, un Australien débarque à Métal hurlant avec des boots et un chapeau de brousse. Il déclare qu’il veut faire un film qui porterait le nom de la revue. Jean-Pierre Dionnet m’a dit qu’il l’avait gentiment éconduit, le prenant, selon son expression, pour « le fou de la semaine » qui se pointait immanquablement au journal à la grande époque. Le fou en question s’appelait George Miller, qui réalisa Mad Max peu de temps après. »
À LIRE AUSSI « Fondation » : que vaut l’adaptation télé du monument de la SF ? « Le lien entre le cinéma et Métal hurlant était fondamental », renchérit Headline. « Nous adorions le cycle de Conan le Barbare de Robert E. Edward, et nous avons soutenu en 1982 son adaptation par John Milius avec Arnold Schwarzenegger en faisant un numéro spécial qui s’est très bien vendu. Tous deux sont venus à Paris nous rendre visite et nous remercier – aux États-Unis, tout le monde connaissait Métal hurlant. » Dionnet racontera qu’il avait conduit Milius et Schwarzenegger au Palace, alors le haut lieu des nuits parisiennes, mais que les physionomistes avaient pris peur devant les carrures impressionnantes du réalisateur et de l’acteur.
Blade Runner sous influence
Grand fan de Philippe Druillet, George Lucas invite l’équipe de Métal hurlant à la première parisienne de Star Wars en 1977, avant de rédiger la préface d’une monographie consacrée au dessinateur, l’une des sources avouées de son space opera (« C’est visible en particulier dans sa façon d’utiliser les figures du triangle et du cercle, qui sont un peu ma marque de fabrique », estime Druillet) : « Les légendes barbares de Philippe Druillet n’ont pas fini de me fasciner », y écrit Lucas, admiratif. Un film symbole suffit sans doute à résumer toute l’influence de Métal hurlant. Lorsque sort sur les écrans Blade Runner, en 1982, certains de ses plans présentent tout particulièrement de troublantes similitudes avec The Long Tomorrow, une bande dessinée de Mœbius et Dan O’Bannon, parue en 1976 dans Métal hurlant, qui est également une sorte d’ébauche de L’Incal. Si Ridley Scott le reconnaîtra volontiers par la suite, Manœuvre, ulcéré par ce qu’il considère comme un plagiat, se fend d’une critique assassine dans les pages de Métal.
« Mœbius, qui était la crème des dessinateurs, et avait travaillé sur Alien et Tron, s’en fichait totalement », révèle Doug Headline, avant d’ajouter, amer : « Cette critique de Manœuvre a fait beaucoup de mal à Métal hurlant et nous a coupé du monde de cinéma. De mon côté, cela m’a décidé à partir et à fonder la revue Starfix, qui est une sorte de rejeton de Métal hurlant. » « Manœuvre était excessif, mais Métal était excessif », confirme Enki Bilal, dont Exterminateur 17, une étrange bande dessinée cosignée avec Jean-Pierre Dionnet, avait attiré l’attention de Michael Mann, en route vers la gloire hollywoodienne. « En 1983, Mann tournait La Forteresse noire au pays de Galles, se souvient Bilal. Il cherchait quelqu’un pour donner un visage à une créature monstrueuse sortie du fond des âges qui affronte des nazis, et m’a envoyé un avion privé pour le rejoindre et lui livrer quelques esquisses.
Ce qui était fantastique avec Métal hurlant, et ce qui a permis, je crois, de toucher des réalisateurs comme Lucas, Mann ou Scott, c’est que la forme était au centre de tout, et c’était de la forme d’où tout découlait, à l’image d’Arzach, dont les dessins se suffisent à eux-mêmes. Je trouve que le roman graphique a, par exemple, lissé toute ambition formelle dans le dessin au profit du récit. »
Une nouvelle aventure
Fabrice Giger entretient aujourd’hui l’héritage de Métal hurlant, qui continue d’irriguer l’imaginaire de grands créateurs contemporains. « Jean-Pierre Dionnet m’a toujours parlé de l’axe Paris-Los Angeles-Tokyo, qui le faisait rêver, mais qu’il a laissé inachevé », indique Giger, qui vit depuis plusieurs années en Californie et a créé des déclinaisons des Humanoïdes Associés aux États-Unis et au Japon. « Car il n’y a pas qu’aux États-Unis que la revue a essaimé. Naoki Urasawa, l’auteur de Monster ou Pluto, qui est considéré comme le plus grand mangaka actuel, m’a dit que, lorsqu’il était étudiant, il sautait un repas par semaine pour s’acheter Métal hurlant. » Ce proche de Denis Villeneuve a aussi pu constater l’effet concret de la revue sur l’un des réalisateurs les plus en vus de Hollywood : « Une tante de Denis avait tous les vieux Métal hurlant, qu’il sortait régulièrement d’un vieux coffre pour les relire. Il a fini par faire Premier Contact et puis un jour, alors que nous déjeunions, il m’a dit qu’il allait réaliser la suite d’un monument de la science-fiction, sans qu’il soit autorisé à me dire lequel. J’ai souri et je lui ai dit : « Star Wars ou Blade Runner ? » Il a écarquillé les yeux, mais cela me semblait logique, car les deux films sont emblématiques de l’esprit Métal hurlant. » Après Blade Runner 2049, Villeneuve s’apprête en outre à boucler pour l’hiver prochain, si le Covid le lui permet, une nouvelle adaptation de… Dune.
Pour en savoir plus sur la saga Métal hurlant
Jean-Baptiste Barbier, Michel-Édouard Leclerc, Métal hurlant – (À Suivre), Fonds Hélène et Édouard Leclerc, 304 pages, 45 euros
Gilles Poussin, Christian Marmonnier, Métal hurlant 1975-1987. La Machine à rêver, Denoël Graphic, 296 pages, 40,55 euros
Jean-Pierre Dionnet, Mes Moires, Hors Collection, 400 pages, 19 euros
Philippe Druillet, Delirium, Les Arènes, 304 pages, 17 euros
Pilote puis l’Echo des savanes et Metal hurlant... ! Quelle chance a eu notre génération d’avant les écrans ! Sans parler de la musique et du cinéma.
Ce foisonnement d’idées mélangeant culture et liberté a ouvert toutes les portes de notre imaginaire. C’était génial. Dire que les parents prenaient ça pour de la sous-culture, ils n’imaginaient pas la malnutrition culturelle moderne
Dans les liens entre la bande dessinée et le cinéma on peut citer aussi les innombrables emprunts du film "Le Cinquième Elément" à l'Incal.
Je me rappelle que Giger dessinait de pleine pages de monstres humanoïdo-mécaniques qui ont finalement accouché de l'Alien de R Scott. C'est lui le concepteur.