ASPECTS DU DISCOURS GRAMMATICAL
dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie françoise
(1694)
Isabelle LEROY-TURCAN
On sait par les statuts de l'Académie française 0) qu'il était prévu de composer, outre le dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique (2) ; pour la chronologie des travaux, selon « l'ordre naturel », l'élaboration du dictionnaire s'imposait avant la rédaction de la grammaire (3) qui ne restera pendant plusieurs décennies qu'un projet sans concrétisation (4). Claude Favre de Vaugelas, le premier grammairien lexicographe officiel de l'Académie, qui eut à partir de février 1 639 « la charge principale du Dictionnaire », a précisé dans l'ample Préface donnée pour la première édition des Remarques (1 647) qu'il ne voulait pas rédiger une grammaire (5) ; mais ses Remarques, même « toutes destachées l'une de l'autre » (XII, 1), répondent assez généralement aux impératifs d'une grammaire du bon usage (IV).
De fait, dédiées au Chancelier Séguier, protecteur de l'Académie après la mort de Richelieu en 1642, les Remarques de Vaugelas furent adoptées comme « la meilleure des gram-
1 . Publiés dans l' Histoire de l'Académie Française de Pellisson et d'Olivet, Paris 1743 ; réédition enrichie et annotée de Ch. L. Livet, Paris, 1858.
2. « Il sera composé un Dictionnaire, une Grammaire, une Rhétorique et une Poétique sur les observations de l'Académie », art. 26 : ct. Pellisson et d'Olivet, 1858, t. 1,p. 493.
3. Dans son « ample Projet du Dictionnaire », Chapelain a précisé la chronologie logique des travaux : « Que le dessein de l'Académie étant de rendre la langue capable de la dernière éloquence, il falloit dresser deux amples traités, l'un de Rhétorique, l'autre de Poétique ; mais que pour suivre l'ordre naturel, ils devraient être précédés par une Grammaire qui fournirait le corps de la langue, sur lequel sont fondés les ornements de l'oraison et les figures de la poésie ; que la Grammaire comprenoit, ou les termes simples, ou les phrases reçues, ou les constructions des mots les uns avec les autres ; qu'ainsi avant toutes choses, il falloit dresser un Dictionnaire qui fût comme le trésor et le magasin des termes simples et des phrases reçues... »
4. En dépit des nombreuses discussions concernant la grammaire, notamment à partir du moment où les académiciens travaillèrent à la réédition du Dictionnaire, aucun ouvrage collectif ne vit le jour avant 1932 et seules furent publiées en 1 704 les Observations de l'Académie françoise sur les Remarques de Vaugelas préparées par les travaux de Thomas Corneille (1687).
5. Cf. Préface, XII, 1 : « Peut-estre qu'on trouvera estrange, que je n'aye observé aucun ordre en ces Remarques. . . Mais n'est-il pas vray que si j'eusse observé celuy qu'on appelle Alphabétique, on eust esté content ? Et la Table ne le fait-elle pas ? Et encore avec plus d'avantage ; puis que non seulement elle réduit à l'ordre de l'Alphabet tout le texte des Remarques, qui est tout ce qu'on eust demandé, mais aussi toutes les choses principales qu'elles contiennent, qui est ce qu'on n'aurait pas eu sans la Table. Outre que cet ordre Alphabétique ne produit de soy autre chose, que de faire trouver les matières plus promptement : c'est pourquoy il a tousjours esté estimé le dernier de tous les ordres, qui ne contribue rien à l'intelligence des matières que l'on traite ». On notera des expressions péjoratives concernant le terme même de grammaire : ainsi, en II, 6, à propos du Cardinal Bembo qui n'a pas « terni l'éclat de sa pourpre parmy la poussière de la Grammaire » ; de même, il éprouve quelque répugnance à utiliser les termes techniques de la grammaire à propos des conjugaisons : « il faut nécessairement user icy des termes de grammaire
maires » et elles ont fait office de grammaire de l'Académie (6) ; de plus, bien qu'elles aient été critiquées et rema- niées dans les décennies précédant la parution du Dictionnaire de l'Académie française (1694) (= daf), elles ont non seulement constitué une base non négligeable de ses premiers cahiers (7), mais surtout offert le pôle de référence pour bon nombre de discussions grammaticales de la fin du siècle puis au-delà.
Après la mort de Vaugelas (1650), la génération de remarqueurs de la seconde moitié du xvne siècle a nourri ses réflexions sur la langue fondées sur les principes de l'analyse de l'Usage énoncés et mis en œuvre dans les Remarques (8) ; par la voix de ses grammairiens (9), l'Académie a exprimé nombre de ses observations grammaticales : à cet égard, on ne saurait négliger, entre autres, l'intérêt des travaux de Th. Corneille OO), avant ceux de l'Abbé Louis de Dangeau (11) et de Régnier Des Marais 02).
6. Cf. la Préface de la Grammaire de l'Académie, Firmin-Didot, 1932.
7. Sur la question des générations de grammairiens face à l'évolution de l'usage, cf. I. Leroy-Turcan, Toronto, 1996.
8. Cf. F. Brunot, Histoire de la Langue Française, t. IV de la nouvelle édition (Colin, 1966-1979) ; notons ici en particulier, outre les Doutes de Bouhours (1674) et les Observations de Ménage sur la Langue françoise (1672 et 1675-6), les Nouvelles Observations sur la Langue française de M«e Buffet (1668), les Nouvelles Remarquesde N. Bérain (1675), la Nouvelle grammaire françoisede Mauconduit (1678), les Remarquesde Patru (1681, in Œuvres, Paris, 1714), les Notes de Th. Corneille sur les Remarques de Vaugelas (1687), les Nouvelles Observations ou Guerre civile des François sur la langue de L. A. Aleman (1688) qui réédita de façon anonyme des Nouvelles Remarques de Vaugelas en 1690, les Réflexions sur l'Usage présent de la Langue françoise ou Remarques nouvelles et critiques touchant la politesse du langage d'Andry de Boisregard parues en 1689 et rééditées en 1692, avec une suite en 1693, les deux ouvrages de R. Milleran, La nouvelle grammaire françoise avec le latin ( 1692) et ses Deux grammaires fransaizes, l'ordinaire d'aprezant, et la plus nouvelle qu'on puisse faire sans altérer ni changer les mots (1694), et les différentes éditions des réflexions L. de Dangeau données comme propositions pour un projet de grammaire de l'Académie (1694).
9. Était alors considéré comme grammairien tout homme s'occupant de grammaire, à savoir l'art d'écrire « selon les règles, l'art de bien orthographier, de bien prononcer et de s'exprimer correctement de vive voix, ou par écrit » (Richelet, 1680). Il paraîtrait logique de considérer que les membres de l'Académie française, qui « faisoient profession des Belles Lettres » (Furetière) aient été nécessairement de bons grammairiens, même si D'Olivet ne retenait, pour « les plus célèbres » et par « ordre d'ancienneté » que les noms de « Vaugelas, Ménage, le P. Bouhours, et M. l'abbé Régnier » ; nous reviendrons sur cette considération.
10. Reçu à l'Académie en 1685.
11. Reçu à l'Académie en 1682 contre La Fontaine.
12. Élu dès 1670 et nommé secrétaire perpétuel en 1687 ; ces grammairiens appartiennent à la dernière génération qui a contribué à la première édition du DAF.
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L'Information grammaticale n° 78, juin 1998
