Couverture fascicule

Pratiques d'édition et histoire de la langue : l'exemple de Pascal

[article]

Année 1998 78 pp. 39-40
doc-ctrl/global/pdfdoc-ctrl/global/pdf
doc-ctrl/global/textdoc-ctrl/global/textdoc-ctrl/global/imagedoc-ctrl/global/imagedoc-ctrl/global/zoom-indoc-ctrl/global/zoom-indoc-ctrl/global/zoom-outdoc-ctrl/global/zoom-outdoc-ctrl/global/bookmarkdoc-ctrl/global/bookmarkdoc-ctrl/global/resetdoc-ctrl/global/reset
doc-ctrl/page/rotate-ccwdoc-ctrl/page/rotate-ccw doc-ctrl/page/rotate-cwdoc-ctrl/page/rotate-cw
Page 39

PRATIQUES D'EDITION ET HISTOIRE DE LA LANGUE : L'EXEMPLE DE PASCAL

Michel LE GUERN

Notre connaissance de la langue du xvne siècle est fondée le plus souvent sur la fréquentation des grands textes de l'histoire de la littérature, de la spiritualité ou de la philosophie. Ce sont ces textes-là qui ont été le plus fréquemment réédités, et nous ne les connaissons guère que par les rééditions. Seul le recours aux documents d'époque permet de mesurer combien les pratiques éditoriales ont contribué à former - ou plutôt à déformer - l'idée que nous nous faisons de la langue du xvne siècle. Les spécialistes des auteurs oubliés ont un accès plus direct aux faits de langue, puisque les corrections des éditeurs leur sont épargnées. Je croyais connaître la langue de Pascal ; l'établissement de l'édition des Œuvres complètes 0), avec la nécessité de vérifier constamment le texte sur les originaux, m'aura permis de constater que je n'en avais qu'une connaissance déformée, et m'aura donné l'occasion de formuler les quelques remarques qui suivent.

Il est légitime de moderniser l'orthographe, pour diverses raisons, dont la première est sans doute le confort du lecteur. Il s'y ajoute maintenant la possibilité de mettre en œuvre la fonction de recherche des ordinateurs : retrouver le passage qu'on cherche n'est guère facile quand l'orthographe du texte n'a pas été rendue conforme aux usages actuels. Le parti pris de donner systématiquement l'orthographe en usage à la date de rédaction du texte que l'on publie peut conduire à des situations bizarres. II arrive qu'un texte composé vers le milieu du xvne siècle ne soit connu que par une copie de la fin du siècle suivant, où les graphies auront été rajeunies ; l'éditeur se croira obligé de reconstituer les graphies qu'il jugera plus conformes à la date de rédaction du texte : on devine quelle est la part de l'arbitraire et de la fantaisie dans une telle reconstitution. Et lorsque l'orthographe de l'auteur - dans les cas rarissimes où le manuscrit autographe a été conservé - ou de ses premiers imprimeurs présente des variations, l'éditeur moderne qui prétend conserver l'orthographe d'époque résiste rarement à la tentation d'effacer les variations. Il faut reconnaître qu'il est soumis à des pressions insistantes, quand il revoit son texte scandé par le refrain incessant des préparateurs de copie : « Il faut unifier ». L'ennui, c'est que l'orthographe d'époque unifiée n'est plus une orthographe d'époque. Pour les textes du xvne siècle, il y a sans doute plus d'avantages que d'inconvénients à moderniser l'orthographe.

1. Bibliothèque de la Pléiade, t. 1, 1998.

Il est légitime de moderniser l'orthographe, à condition de conserver la morphologie. Trop souvent, la modernisation de l'orthographe s'accompagne d'un rajeunissement de la morphologie. La perte d'information ne touche pas seulement la linguistique. Les éditeurs du Discours de la méthode remplacent systématiquement « pource que » par « parce que » : ils ôtent ainsi aux professeurs de philosophie l'occasion de parler du lieu de la cause et de la relation entre cause finale et cause efficiente.

Pour Pascal, les corrections abusives ne manquent pas. Dans les Expériences nouvelles touchant le vide, Pascal emploie le mot exacteté, que la plupart des éditeurs corrigent en exactitude. Or, exactitude n'est pas un mot de Pascal. On le trouve dans le Factum pour les curés de Paris, mais c'est à l'intérieur d'une citation. On en trouve aussi une occurrence dans l'édition de Port-Royal des Pensées (X, 1 0), mais c'est une addition des éditeurs. Dans le même livre de Pascal, la plupart des éditeurs corrigent « inclination » en « inclinaison ». Le mot inclinaison est totalement absent de l'œuvre de Pascal, comme il est absent des premières éditions du Richelet, du Furetière et du Dictionnaire de l'Académie. La datation de 1 647 que plusieurs dictionnaires proposent pour inclinaison ne peut que renvoyer aux Expériences nouvelles : elle est donc erronée (2). En fait, le mot n'apparaît qu'après la mort de Pascal, et l'usage ne l'adoptera qu'à l'extrême fin du siècle. En 1 678, dans son Traité de l'équilibre des solides, proposition xxv, Bernard Lamy écrit encore : « l'inclination de ce plan ». Le changement est enregistré par la première édition du Dictionnaire de Trévoux en 1704.

Dans les Expériences nouvelles encore, le mot sarbatane, qui apparaît une seule fois chez Pascal, pour désigner le tuyau qu'on remplit de mercure, a été corrigé en sarbacane. Or la forme sarbatane, même si c'est un hapax dans le corpus pascalien, ne manque pas d'intérêt : c'est le mot habituel de Pierre Petit, l'ingénieur qui a reconstitué avec les Pascal père et fils l'expérience de Torricelli, à l'automne de 1646.

La tentation la plus constante des éditeurs est de supprimer les faits de variation. « Il faut unifier », répètent à l'envi les préparateurs de copie et les responsables de collections. Certes, unifier la graphie des noms propres semble une

2. Inclinaison n'a pas de chance. Certains lexicographes, qui ont évité le piège tendu par les éditeurs modernes des Expériences nouvelles, donnent : « Huet, 161 1 » ; en 1611 , Huet n'était pas né.

L'Information grammaticale n° 78, juin 1998

39

doc-ctrl/page/rotate-ccwdoc-ctrl/page/rotate-ccw doc-ctrl/page/rotate-cwdoc-ctrl/page/rotate-cw