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Le théâtre de la parole : oralité et polyphonie dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce

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Année 2011 131 pp. 32-36
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32 L’Information grammaticale n° 131, octobre 2011 Catherine Rannoux Le théâtre de la parole : oralité et polyphonie dans Juste la fin du monde

de Jean-Luc Lagarce

L’écriture théâtrale de Jean-Luc Lagarce se caractérise par une pratique du ressassement mise au service de la difficulté à dire, comme si la parole des personnages gardait les traces de sa construction. C’est à un mal dire qu’invitera le personnage de Longue Date dans Le Pays lointain, pièce qui constitue une réécriture de Juste la fin du monde 1 : «Si tu dis bien, tu tricheras. […] Tu diras bien, mais tu ne diras rien. Aie peur, laisse-toi te noyer, apprends à ne pas être compris, admets ne pas être lisible, laisse les raisonneurs raisonner, ils sont plus terrorisés que toi 2. » «Se noyer » , «ne pas être compris » , tels sont les risques encourus par les personnages de JFM où la parole renonce de façon manifeste à la linéarité du discours au profit d’une énonciation qui se ramifie, procède par étoffement syntagmatique, déclinaison paradigmatique, déployant ainsi les jeux complexes de l’oralité dans ses multiples détours. Le «mal dire » selon Lagarce, s’il rejoint une problématique du théâtre contemporain dont Beckett a été l’un des précurseurs, renverse la dynamique beckettienne : là où la parole des personnages de Beckett tend vers la raréfaction, l’amoindrissement, la difficulté à dire chez Lagarce enfle au contraire le discours, le fait proliférer par le jeu d’une amplification systématique que partagent tous les personnages de JFM. Non réductible à une simple imitation du parler, le travail opéré par ces jeux de reprises et parenthèses invite à une lecture polyphonique où le tâtonnement, le décrochement sont autant de formes prises par une composition quasi musicale d’une parole théâtrale paradoxale où la polyphonie, portée et partagée par chacune des voix des personnages, s’avère le mode généralisé d’un dire ainsi unifié. On observera dans un premier temps les caractéristiques de cette écriture qui requiert les catégories de la syntaxe du français parlé mais les déborde pour en faire des formes matricielles avant d’étudier comment se construit ainsi la polyphonie d’une écriture théâtrale conçue comme une composition chorale. L’oralité, au-delà de la simple restitution de l’oral, est alors à entendre au sens de Meschonnic, comme «l’organisation du mouvement d’une parole dans le langage 3 » .

Écriture théâtrale et français parlé

1. J.-L. Lagarce, Juste la fin du monde, Les Solitaires intempestifs, 1999. Désormais JFM. Les numéros de page renverront à cette édition. 2. J.-L. Lagarce, Le Pays lointain, Théâtre complet IV, Les Solitaires intempestifs, 2002, p. 375. 3. Gérard Dessons, Henri Meschonnic, Traité du rythme, Dunod, 1998, p. 45.

Le texte théâtral relève d’un statut ambigu : se donnant comme «langage surpris 4 » , il joue de l’oralité, mais d’une oralité soigneusement construite. La description de la parole des personnages lagarciens fait apparaître de fait certaines caractéristiques du français parlé observées par les linguistes : les répliques des personnages s’élaborent selon les mêmes principes que la conversation où «la langue parlée laisse voir les étapes de sa confection : on y trouve des entassements d’éléments paradigmatiques et des allers et retours sur l’axe des syntagmes 5 » . L’étoffement syntagmatique, l’un des modes de production habituels de la langue parlée, est présent, bien que l’un des moins sollicités par l’écriture de Lagarce. La construction procède par aller et retour à l’intérieur du syntagme, ce qui permet de l’étoffer après coup par un processus d’ajout :

Ce n’est pas bien que tu sois parti, parti si longtemps, ce n’est pas bien et ce n’est pas bien pour moi et ce n’est pas bien pour elle (JFM, p. 18)

Le principe de l’étoffement syntagmatique s’apparente alors au travail de la retouche d’une parole qui n’énonce pas en une fois mais procède par mouvements successifs : l’ajout d’un constituant (si longtemps) à l’intérieur du syntagme relève d’un work in progress, le sens intenté étant approché en plusieurs temps. En ce sens, l’étoffement s’apparente aux effets créés par les entassements paradigmatiques, massivement mis en oeuvre par l’écriture. Il s’agit là du trait d’écriture le plus récurrent, qui emprunte à l’une des modalités essentielles de la langue parlée. Ces entassements déclinent des variations formelles qui sont autant de reformulations de la façon de dire précédente, laquelle apparaît alors défaillante ou insuffisante. Ces variations portent pour l’essentiel sur les formes pronominales et/ ou le temps verbal :

et tu veux regretter qu’on ne sache pas parce que si nous savions, si je savais, les choses seraient plus faciles, moins longues (JFM, p. 51) Il porte le prénom de votre père, je crois, nous croyons, nous avons cru, je crois que c’est bien, (JFM, p. 16)

4. Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, PUF, 1999. 5. Claire Blanche-Benveniste, Approches de la langue parlée en français,

Ophrys, 2010, p. 26.

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