(Translated by https://www.hiragana.jp/)
Agro-écologie en Turquie : entre traditions et progrès | France Culture

Agro-écologie en Turquie : entre traditions et progrès

Marché fermier de Konak. Sultan Yenge, Arca Atay, Pierre-Luc ALonso, Laurine Argentin (De gauche à droite) ©Radio France - Mélissande Bry
Marché fermier de Konak. Sultan Yenge, Arca Atay, Pierre-Luc ALonso, Laurine Argentin (De gauche à droite) ©Radio France - Mélissande Bry
Marché fermier de Konak. Sultan Yenge, Arca Atay, Pierre-Luc ALonso, Laurine Argentin (De gauche à droite) ©Radio France - Mélissande Bry
Publicité

Dans le nord de la Turquie, la municipalité de Nilüfer encourage les projets d’alternatives à l’agro-industrie, à rebours de la politique menée par le gouvernement turc.

Avec
  • Bediz Yilmaz Agricultrice urbaine à Istanbul
  • Eléonore Mahée Ingénieure agronome

Grand pays agricole, la Turquie est traversée par les mêmes questions que les pays européens. Comment garantir son autonomie alimentaire ? Comment être compétitive tout en réduisant l’utilisation des pesticides et en consommant moins d’eau ? Comment produire des aliments plus sains et préserver la biodiversité ?

Dans les années 1980, la Turquie a fait le choix d’un modèle productiviste. L’Etat s’est désengagé au profit du secteur privé, et a favorisé les grosses exploitations industrielles. Un mouvement qui s’est poursuivi dans la perspective d’une adhésion à l’Union Européenne. Dans le cadre de ce processus, la Turquie a d’ailleurs adopté, en 2006, une loi sur les semences agricoles, interdisant la vente des semences locales et incitant les fermiers à utiliser les semences hybrides commerciales. Si la Turquie s’est depuis éloignée de l’Union européenne, le président Erdogan, préoccupé par ses objectifs de croissance, continue de promouvoir le modèle agro-industriel.

Publicité

Mais au niveau local, des initiatives fleurissent, des citoyens expérimentent des pratiques plus écologiques, s’inspirant des méthodes traditionnelles paysannes. C’est le cas à Nilüfer, dans le nord-ouest du pays. A rebours de la politique nationale, la mairie s'engage en faveur de l'agro-écologie et encourage la préservation des semences paysannes.

Nous sommes dans la ville de Nilüfer, une agglomération de plus de 520 000 habitants. Nilüfer est un des districts de la province de Bursa, au nord-ouest de la Turquie. Située au pied du massif montagneux d’Uludağ, la région est un des principaux sites de production industriel turc, notamment en matière d’automobile. Malgré cet historique ancré dans l’industrie et couplé à une urbanisation galopante, Nilüfer se démarque avec une politique agricole bien particulière pour le pays.

Tests de germination à Ürünlü, en Turquie. Janvier 2024.
Tests de germination à Ürünlü, en Turquie. Janvier 2024.
© Radio France - Mélissande Bry

Tout commence en 2007 lorsque la mairie de Nilüfer noue un partenariat étroit avec l’association Ekoder qui a pour but d’éveiller les consciences sur l’agriculture biologique dans la région. Arca Atay, président d’Ekoder et conseiller à la mairie, nous explique l’importance de préserver les semences locales et de lutter contre les variétés hybrides vendues par les firmes agro-alimentaires. “On perd des semences locales chaque année. Il y a 20 ans, 30 ans, il y avait beaucoup de variétés de semences en Turquie mais les fermiers préfèrent toujours les semences hybrides parce qu’elles ont des rendements plus avantageux.”

Les hybrides sont des variétés standardisées conçues en partie en laboratoire. Elles ne sont plus du tout soumises à la sélection naturelle et font chuter la diversité génétique des régions où elles sont cultivées. Gourmandes en ressources, sensibles aux maladies et aux aléas climatiques, elles sont pourtant au cœur de l'agriculture conventionnelle en Europe. Un autre problème majeur : si les rendements des hybrides sont exceptionnels la première année, ils chutent drastiquement l’année d’après, rendant les agriculteurs dépendants de semences qu’ils doivent racheter aux mêmes entreprises à chaque nouvelle saison. "Des personnes et des associations comme la nôtre, qui veulent préserver la biodiversité, ont décidé de collecter des semences locales dans d’autres villes, d’autres villages et de continuer à les faire vivre. Bien sûr, il faut en garder quelques-unes dans une librairie. Certains appellent ça des banques de semences mais…on aime pas les banques, donc nous, on appelle ça une librairie de semences.” confie Arca avec un demi-sourire.

Librairie de semences de Nilüfer en Turquie. Mars 2024.
Librairie de semences de Nilüfer en Turquie. Mars 2024.
© Radio France - Mélissande Bry

La librairie de semences de Nilüfer regroupe presque 800 variétés de semences paysannes, c’est la plus grosse au niveau local en Turquie. En plus d'abriter cette librairie, les jardins d’Ürünlü servent à planter de nouvelles variétés chaque année dont les graines et semis seront distribuées au public.

Jardins potagers d’Altinşehir et agriculture urbaine

L'implication des citoyen.es est essentielle pour sensibiliser à une agriculture et une alimentation plus saine. Un acteur politique important à ce niveau-là est le moukhtar, ou maire de quartier, qui est élu tous les 5 ans. Nous rencontrons Melahat Ünlü Şanal, moukhtar du quartier d'Altınşehir. Elle nous raconte la mise en place d’un jardin urbain dans le quartier, une initiative qui s’inscrit directement dans la tradition des bostan, ou “potager” en turc. “On a commencé avec les membres du comité des voisins dans un premier temps, avec la mise en culture d’un total de 25 parcelles, juste pour voir. On a tout de suite reçu beaucoup de demandes de la part des citoyens, alors on a organisé une loterie et on a distribué les parcelles aux gagnants. Mais les demandes ont augmenté [...] alors récemment, on a écrit à la municipalité en leur disant qu’on voulait doubler la surface du jardin.”

Jardins partagés d’Altınşehir. (De gauche à droite) Laurine Argentin, Melahat Şanal, Pierre-Luc Alonso.
Jardins partagés d’Altınşehir. (De gauche à droite) Laurine Argentin, Melahat Şanal, Pierre-Luc Alonso.
© Radio France - Mélissande Bry

Épinards, fèves, poireaux, brocolis, les parcelles sont remplies de légumes de saison. À chaque début de printemps, un atelier d’initiation au potager est organisé. Les participant.es reçoivent une liste de graine avec des indications sur la meilleure période pour les planter et des conseils pour entretenir leurs parcelles. Arca nous précise : “on leur dit qu’on préfère qu’ils plantent des variétés locales, pas des hybrides. Des fois ils utilisent des hybrides mais bon, si ils n’utilisent aucun pesticide, ça va.”

Le marché fermier de Konak

En Turquie, les exploitations agricoles sont de petite taille et très morcelées. Leur surface moyenne est de 6 hectares répartis sur plusieurs parcelles et la région de Bursa ne fait pas exception. Chaque mercredi, Nilüfer organise des marchés gratuits pour les petit.es producteurs et productrices, sans aucune taxe. Il existe 4 marchés fermiers comme celui-ci à Nilüfer, qui rassemble au total 258 agriculteur.ices originaires de toute la région de Bursa.

Nous rencontrons Ibrahim, du village d’Altıntaş. Il nous explique qu’il produit lui-même ses semences : “c'est quelque chose dont j’ai hérité du grand-père de mon grand-père. D’abord on collecte des légumes, on en extrait les graines et on les fait germer. [...] Puis chaque année, on recommence le cycle.

La plupart des fermier.es sur le marché pratiquent une agriculture dite “en conditions écologiques” avec leur propre fumier et très peu de pesticides. L'agriculture biologique en Turquie est très encadrée, la loi tente de suivre les normes européennes et le prix des certifications est élevé. Pour Hatice Öbelek, une fermière du village de Küçükdeliller, passer au bio n’a aucun intérêt : “on a jamais essayé, on fait déjà du biologique, tout est déjà naturel.”

Une volonté politique

Nous arrivons devant la mairie en fin d’après-midi, c’est un immense bâtiment gris tout en longueur, situé sur la place Cumhuriyet. Le maire Turgay Erdem nous reçoit dans ses bureaux pour nous expliquer d’où vient sa volonté de promouvoir l'agro-écologie dans la région. “Comme vous le savez, l’industrialisation massive qui a lieu partout autour du monde détruit l’agriculture traditionnelle et les agriculteurs. Les gens, les citoyens ont vraiment du mal à avoir accès à de la nourriture saine. [...] Ici, nous attachons beaucoup d’importance à l’agriculture biologique et écologique.

La part relative de l'agriculture dans le PIB est passée de 35 % en 1970 à 5,8 % en 2018 avec une politique agricole qui favorise les compagnies privées et les grosses exploitations industrielles. Aujourd’hui, l’agro-écologie locale est loin d’être une priorité pour le gouvernement du président Erdoğan : “les efforts autour de l’agriculture écologique et biologique sont majoritairement soutenus par les gouvernements d’Europe de l’ouest comme en France, au Pays-Bas, en Allemagne. Ils fournissent des données scientifiques, éduquent sur ces sujets-là, créent des coopératives pour soutenir l’agriculture écologique. À Nilüfer, nous fournissons ces efforts à la place du gouvernement.”

Arca Atay dans les jardins semenciers d’Ürünlü, en Turquie. Janvier 2024
Arca Atay dans les jardins semenciers d’Ürünlü, en Turquie. Janvier 2024
© Radio France - Mélissande Bry

En 2020, Nilüfer a reçu 370 000 euros dans le cadre du projet européen FUSILLI, qui vise à soutenir les systèmes alimentaires durables. Parmi les 11 villes participant au programme, Nilüfer est la seule située en dehors de l’Europe. Pour Arca Atay, cette singularité est une force : “Ce n’est pas très commun en Turquie mais on est fiers d’être les premiers à faire ce genre de choses. Les autres peuvent nous suivre, il n'y a aucun problème.”

L'équipe