Cruel Summer, ou quand Taylor Swift, con-artiste, performe le genre féminin

Pop comme populaire, accessible au plus grand nombre, un genre de musique qui typiquement chante l’amour; d’après John Gray Peatman, l’amour réjoui, frustré, ou sexuel ; Cruel summer, été cruel, plutôt l’amour frustré, en fait un peu des trois, je vous traduis le début :

Fièvre rêve au beau milieu de la nuit calme

Tu sais que je l’ai attrapé

Méchant méchant garçon, jouet brillant avec un prix

Tu sais que je l’ai acheté (I bought it, en fait plutôt « je t’ai cru »),avec un jeu sur acheter et crédulité

Refrain

Elle est nouvelle, la forme de ton corps,

Il est bleu, le sentiment que j’ai

Et c’est oooooo woahh o

C’est un été cruel

C’est cool ; c’est ce que je leur dis

Donc c’est cruel et cool, calme et fiévreux, c’est bleu, en demi-teinte ; pas d’émotion décrite clairement par le lexique ; les marques d’expressivité, elles, montrent qu’il y a de l’émotion, mais pareil, on ne sait pas trop laquelle, côté syntaxe, le refrain est fait de ce qu’on appelle des dislocations : je dis deux fois le sujet, elle est nouvelle, la forme de ton corps, il est bleu, le sentiment, forme orale qui fait retour sur la voix, il y a aussi bien sûr les interjections, waou oh, sorte de cri, entre le langage et le corps, » strate purement émotive du langage » pour le linguiste Jakobson, dont seule la façon dont la voix les module, du non-verbal donc, indique comment les interpréter.

C’est doux, gai et dansant, pas très cruel, plutôt consensuel, tout en parlant du diable, de couteau et d’ange, les signes lexicaux jouent la romance dark, mais le reste les contredit, c’est là que je pose avec le sociomusicologue Simon Frith la question "à quoi servent les paroles d’une chanson ?"

À la performance, comme au théâtre Taylor Swift est une performeuse !

Une metteuse en scène d'elle-même et dans cette chanson, ce qu’elle performe, donne à voir, c’est dans le texte l’amour trahi -la femme blessée, dans la musique et la voix, autre chose, mais quoi ? Pour Simon Frith, la voix féminine pop anglophone s’est spécialisée dans le registre émotionnel, mais en jouant l’intimité et la spontanéité, le journal intime, la transparence, la confiance : je me confie, moi qui ai été trahie, et c’est bien ce qui plaît aux swifties d’après ce que j’ai lu, j’en cite une au hasard, «Elle dit ses émotions avec honnêteté et c’est facile de s’identifier à ses paroles. » Tous les codes de la pop genrée sont activés, avec un petit effet pseudo-réaliste du duo masculin féminin (plutôt typique en fait de la country,) avec une voix synthétique masculine qui scande « oh yeah je le veux » tout le long de la chanson, écoutez bien le début.

Encerclée par l’écho masculin, la voix féminine, vulnérable, mais pas trop, sensuelle et consumériste, l’homme est un jouet qui brille, mais aussi asexuée, enfantine, i cried like a baby, j’ai pleuré comme un bébé, mais un bébé bourré, drunk, qui sort du bar, y a aussi Juliette qui attend Roméo au balcon (lui est waiting below, en dessous ) ; Cruel Summer coche toutes les cases de la pop féminine, active le vieux mythe romantique de la féminité fragile, ainsi la pop d’après Dave Harker renforce « l’idéologie sentimentale de la société capitaliste » ; avec d’autant plus de puissance ici qu’elle le fait comme une confidence.

En anglais, ils ont des composés avec con, forme abrégée de confidence, confiance qu’on extorque souvent pour faire de l’argent, le con man c’est l’escroc, con game, con talk, le jeu ou le speech qui jouent sur la confiance, sans doute que Taylor Swift a autant de succès parce qu’elle est une con-artiste ; elle envoie du rêve, mais surtout, elle envoie de la confiance.