Ils nous semblent compter parmi les aborigènes de cette terre gémétique, les Deconihout, les Duquesne, les Boutard... Mais saura-t-on jamais quand nos ancêtres se sont sédentarisés ici. Sans doute l'étaient-ils déjà quand leur arriva un personnage: Philibert !
Voici quatre millions d'années, quand coulait l'Austreberte dans la plaine d'Yainville, Jumièges avait les allures d’une île dans les terres. (1)
Puis la rivière s'assécha. A la fin de l'âge de bronze, les hommes élevèrent un fossé défensif à l'entrée de la presqu'île. Méandre barré, elle retrouva ainsi son caractère quasi insulaire.
450 ans avant notre ère, les tribus celtes puis belges s'installent dans la région, la Seine leur sert d'axe de communication.
A la fin de l'âge de fer, les Gaulois renforcent ce rempart. Ils ont leur nécropole au Mesnil. Deux siècles nous séparent encore de la naissance du Christ. Cimbres et Teutons mènent ici des invasions.
Puis vinrent les Romains. La région des Véliocasses de Rotomagus (Rouen) et des Calètes de Juliobona (Lillebonne) est conquise par Jules César. Rouen devient la capitale de la Seconde Lyonnaise, une des deux provinces de la Gaule. Les Romains vont bâtir un castrum à Jumièges.
Puis, de Germanie, déferlèrent les Barbares: Huns, Vandales, Saxons... Après l'invasion des Francs, la région fait partie de la Neustrie. Rouen et son évêque Prétextat sont mêlés de près aux querelles sanglantes des successeurs de Clovis. Au point que le prélat est poignardé durant l'office du 23 février 586.
L'histoire de la presqu'île de Jumièges va réellement débuter en 654 lorsque saint Ouen l'appelle pour fonder un monatère dans toute l'étendue comprise entre la boucle de la Seine et le fossé d'Yainville. Un territoire concédé par la reine Mathilde, l'épouse de Clovis II. Trous églises seront édifiées : l'église Notre-Dame, la chapelle Saint-Pierre et la chapelles des saints Denis et Germain. Mais qui est le fondateur de tout cela...
L’aura de Philibert
Philibert, Filibert ou encore Filbert, quelle que soit la tournure de son nom, voilà qui signifie le "Très brillant". Et il n'aura pas trahi son nom en rayonnant sur la civilisation chrétienne du VIIe siècle. En influant d'abord sur la destinée de nos ancêtres. Car si tous les propos qui suivent tiennent plus de l’irrationnel que de l'histoire, ils renseignent en tout cas sur la façon dont l’esprit des habitants d’ici fut façonné. |
Gascon, il était fils...
d'évêque. Empressons-nous de préciser
que ce dernier accéda à l'épiscopat
après la naissance de son fils. Page à la cour de Dagobert, le jeune Filibert se lie avec saint Ouen. Ce sera son protecteur. C'est peut-être à cette époque que notre futur abbé vient pour la première fois à Jumièges. L'ancienne fortification dressée par les Romains servait en effet de pavillon de chasse aux rois. |
On
retrouve bientôt Philibert à la tête du
monastère de Rebais. La légende raconte encore qu'il y observait
une drastique abstinence alimentaire. Le diable n'avait de cesse de
l'inciter à manger. Un soir qu'il était repu,
Satan vint lui caresser le ventre en lui assénant ce slogan
qui a toujours du succès: " y'a bon! " Ce qui poussa
Philibert à jeûner plus encore.
Comme Filibert se rendait chaque nuit en son
église, le diable, toujours lui, l'accabla par trois fois.
La première, il tenta de l'effrayer en revêtant
l'apparence d'un ours. Une autre nuit, il tenta de lui transpercer le cœur avec le fer d'un chandelier. La troisième enfin, il voulut lui interdire l'entrée en étendant bêtement les bras. Philibert, bien entendu, triompha de tous ces maléfices. |
Naviguez à travers les
siècles ! De
la préhistoire à nos jours, choisissez votre
époque de prédilection :
Des vikings aux Anglais | L'âge féodal | Le Moyen-âge | La Renaissance | Le Grand siècle | Les Lumières | La Révolution | L'Empire | La Restauration | Le Second empire | La IIIe République | Depuis..... |
Tout cela pour dire que notre personnage est un abbé plutôt zélé qui se fait vivement contester parmi ses moines. Révolte. L'ordre rétabli dans son monastère, il effectue un voyage initiatique qui le mène jusqu'en Italie. Instruit de cette expérience, il se met en tête de créer une congrégation bénédictine en Neustrie. Là, à Rouen, il retrouve son ami saint Ouen sur le trône épiscopal. Ce dernier a justement dans ses plans l'érection d'un monastère sur la Seine. Un monastère qui marquerait bien son territoire et lui permettrait d'asseoir son pouvoir par la christianisation des autochtones. Alors, la reine Bathilde confie à Philibert le domaine royal de Jumièges. Cadeau empoisonné. Ces terres ingrates ne rapportent rien. Quant aux rares habitants !..
Quand Filibert arrive ici, en 654, il trouve en cette presqu'île un lieu sauvage, marécageux, rongé par les débordements de la Seine et couvert de bois. De la forêt, les loups et autres prédateurs menacent les animaux domestiques, les hommes. Les parties humides sont peuplées de reptiles, de crapauds et de légions d'insectes...
A 37 ans, Philibert parvient à fixer en cet endroit putride ces paysans méfiants, ignorants des évangiles, ne travaillant que pour leur nécessité propre et méprisés des puissants. Les associer à la construction d'un monastère est une gageure. Fut-ce au nom du roi !
Représentation
de saint Philibert
dans l'église de Jumièges. |
Rusé, Philibert s'intègre à la communauté villageoise, confie peu à peu ses projets. Sur l'ancien castrum, quelques volontaires entreprennent bientôt l'édification de trois chapelles, soutenus par des moines venus de Luxeuil. L'une d'entre elles est édifiée à l'emplacement du village actuel et, par la suite, ne sera jamais reconstruite. Le chantier débute près d'un bras mort de la Seine, histoire de le mettre à l'abri de la fameuse barre, celle que l'on appellera bien plus tard le "mascaret " et qui remonte le fleuve en dévastant tout. On bâtit à l'emplacement de l'ancien castrum et quantité de vases sacrés sont extraits des fondations. Si bien que les moines composeront un orémus spécial pour intégrer ces instruments païens à la célébration de leur culte. |
Philibert défriche, déboise, charrie les pierres, taille le bois, manie le mortier. Il défriche tant que la légende prétend qu'on lui vola un jour ses chevaux de labour. Car il empiétait trop sur les terroirs de chasse.
Mais les Jumiégeois le regardent faire avec un intérêt grandissant. D'autant qu'il leur donne le coup de main, le conseil approprié pour le rendement agricole. Et puis, il passe pour un guérisseur; Il se dira qu'il soignait les affections intestinales à l'aide de sources miraculeuses. En fait, les villageois boivent l'eau croupie des marais et succombent en masse. Philibert leur fait creuser des puits, endiguer et assainir les marécages... La mortalité baisse et ainsi naissent les légendes.
Les terres cultivables s'étendent. Et Philibert les partage entre tous. Elles se couvrent de fruits aux doux parfums, de légumes, de grains et de vignes. Cette fois, son message passe. La prédication est l'une des principales fonctions de l'abbaye. Mais, dès sa création, Philibert instaure aussi la charité en destinant un dixième des revenus aux pauvres. Le terme de "Jumièges l'aumônier" trouve là son fondement. La construction d'un port permet au monastère de percevoir des droits de passage sur le fleuve. Souvent en nature. Les marchandises vont au commerce local mais aussi à des échanges avec l'Angleterre, l'Irlande où l'on rachète notamment des prisonniers. Les plus lettrés, comme saint Saëns, renforceront le rayonnement culturel de l'abbaye. Et puis les dons affluent...
655 : Philibert fait appel à des maîtres verriers pour décorer le cloître.
669 : éclipse de lune et grande épidémie.
Avec
le rachat massif de vies humaines, Jumièges compte
bientôt 800, 900 religieux, une école, une
aumônerie, une scierie. Des nobles s'y retirent aussi.
Philibert les accueille. Eux. Et leurs biens! Alors, il fait des
envieux. Saint Wandrille, non loin de là, n'a pas eu le
même succès avec les terres, pourtant plus
opulentes, confiées par l'évêque. Quand
le successeur de Wandrille, Lantbert, s'approprie la portion de la
vaste forêt de Jumièges allant de Saint-Paul
à l'église Saint-Denis de Duclair, Philibert
porte l'affaire devant les tribunaux. Il vient de placer Austreberthe
à la tête d'un monastère de femmes,
à Pavilly. Or, la forêt en question est sur sa
route. Problème de libre communication. En 675, saint Ouen
règle le litige en accordant ces bois à un tiers:
Saint-Denis de Duclair.
676. Tout juste défroqué de l'abbaye de Luxueil, Ebroïn endosse les habits de maire du palais. Et le maire du palais a plus de pouvoir effectif que le roi lui-même. En 676, l'incident éclate. Ebroïn a destitué, exilé même l'évêque d'Autun. Pire: il lui a fait crever les yeux, arracher langue et lèvres. Saint Léger subit courageusement son sort à Fécamp.
Philibert, fort de sa puissance, est alors le seul à venir tancer Ebroïn à Paris. Piqué au vif, le tyran mûrit sa vengeance. Il fait rédiger un faux par un talentueux copiste. Une lettre compromettante où Philibert charge saint Ouen et entend lui ravir son siège épiscopal.
La missive arrive bien entendu entre les mains de l'archevêque de Rouen qui n'en croit pas ses yeux. Après tout, son vassal n'a-t-il pas ses entrées directes à la cour.
Accusé de relations coupables
Des voix vont aussi accuser Philibert de relations coupables avec Austreberthe. En outre, disait Ebroin, Philibert avait déposé dans les trésors royaux une immense quantité d'or et d'argent, pour acheter à ce prix la faveur du roi. Son but en agissant de la sorte était de le faire bannir à perpétuité de son siège épiscopal, afin de s'y installer lui-même.
Bref, l'abbé de Jumièges est jeté en prison à Rouen, dans la sordide tour d'Alvarède autrement appelée la Poterne. Ce sera plus tard une possession de l'abbaye. La tradition veut qu'une musique céleste accompagnât son arrivée et que toutes les chauves-souris se blotirent, terrorisées, avant de prendre la fuite. L'infâme cachot devint alors un lieu d'agréable odeur.
Pour Philibert commençait une disgrâce qu'il avait prédite. Ce fut quand un diacre déroba la croix argentée du monastère. Le vol ne fut découvert qu'à l'aube du neuvième jour. "Eh bien, lança Filibert, le monastère restera autant d'années sans pasteur qu'il a été de jours sans croix ". Et neuf ans passèrent effectivement avant que Philibert ne se réconcilie définitivement avec saint Ouen.
Entre
temps, il fut vite libéré de sa tour, saint Ouen
comprenant sans doute sa méprise. L'abbé de
Jumièges ne reprit pas la route de son abbaye pour autant,
préférant l'exil tant qu'Ebroïn
régnerait sur ces contrées. Le siège
abbatial inoccupé, personne n'ose prendre le gouvernement
spirituel de Jumièges. La peur d'un soulèvement,
d'une malédiction. Un religieux tenté par
l'aventure n'est-il pas mort immédiatement dans d'affreuses
souffrances.
Frappé de disgrâce, ayant réglé la vie monastique de Jumièges, Philibert se résolut à quitter la Normandie pour se réfugier auprès de l'évêque de Poitiers. Là, dans l'Aquitaine indépendante, jusqu'au sud de la Bretagne, il mena croisade contre le paganisme. Déclinant toute mission de prestige, il jeta enfin son dévolu sur l'île désolée d'Hério, antique nom de Noirmoutier. Avec en tête la construction d'un nouveau monastère. Ou plutôt d'une véritable entreprise. Un travail de Titan. Pour ce faire, il va appliquer strictement la même méthode expérimentée déjà à Jumièges : immersion dans la population, aide et conseil aux paysans, sélection des plants pour un meilleur rendement, assèchement des marais, aménagement d'un port...
Là aussi, on attribue à ses prières l'échouage de quelque 240 marsouins entre les mains d'une population affamée. Doté de juteuses possessions, Philibert va développer ainsi le commerce avec le continent. Le voilà qui édifie une église paroissiale, jette les fondations d'une abbaye sur les plans de Jumièges. Il est flanqué du reste de quelque 80 moines constructeurs déjà présents à ses côtés en Neustrie. Mais sur cette île, il fera mieux en remblayant d'immenses espaces pour y dessiner des marais salants. Là où près de mille ans plus tard, les Jumiégois iront s’approvisionner avant de partir pour Terre-Neuve.
Sur ses indications, varech et goémon fertilisent le centre de l'île tandis que croissent vignes et vergers. En peu de temps, c'est l'opulence. D'Hério, Philibert poursuit la conquête spirituelle du Poitou. Mais regrette toujours Jumièges. Ebroïn ayant été assassiné, il y retournera en 683 pour rétablir la discipline, tomber dans les bras de saint Ouen, fonder un nouveau couvent de femmes à Montivilliers. Puis Philibert retrouve à Noirmoutier la grotte où il vit en ermite et trépasse le 25 août 685 à l'âge de 70 ans, affublé d'une trentaine de miracles.
Un
siècle et demi plus tard, les Vikings à leurs
trousses, les moines fuiront sur les routes avec les reliques du saint.
Quarante années de pérégrinations
parsemées aussi de récits miraculeux. Philibert
repose aujourd'hui à Tournus.
Homme de légendes
L |
e souvenir de saint Philibert est conservé en de nombreux lieux de France, tels Saint-Pourcin-sur-Sioule, Tournus, Noirmoutier, la Bretagne et bien sûr, Jumièges. Philibert, le faiseur de miracles, a laissé à Jumièges de nombreuses légendes. Si bien que l'on compare cette presqu'île à la Bretagne pour sa densité en récits fantastiques. La plus connue est celle des Enervés. Nous lui consacrons un chapitre spécial.
Il en est d'autres. Alors que moines et habitants criaient famine, Philibert s'adressa directement à Dieu et, à l'heure du reflux, vinrent s'échouer des cétacés. Juchés sur des barques, armés de harpons, les Jumiégeois purent ainsi en tirer nourriture et huile d'éclairage à satiété.
La légende la plus populaire est toujours rappelée par un petit sanctuaire forestier. Le linge de l'abbaye de Jumièges était lavé à Pavilly par les nones de sainte Austreberte. Un âne avait été dressé pour effectuer la navette entre les deux monastères. Quand il fut dévoré par un loup. C'est Philibert, aux yeux de certains, qui dompta lui-même le prédateur, encore le diable à coup sûr, et le condamna à effectuer la tâche à son tour. Ce dont il s'acquitta docilement jusqu'à la fin de ses jours…
Il est dit encore que Philibert , Wandrille et Ouen avait pour habitude de se retrouver en la chapelle Saint-Amand-de-Goville pour "parler des choses de Dieu". En 1860, il ne restait plus qu'un mur et une portion de cimetière de cet édifice qui achevait de tomber dans la Seine. La biographie de Filibert nous apprend encore ceci :
« Un jour que l'homme de Dieu se promenait dans le cloître, saint Saëns, cellérier du monastère, l'aborde et lui déclare que l'huile manque pour l'entretien de la lampe de l'autel.
— Mais, réplique saint Filibert, n'y a-t-il plus une seule goutte d'huile?
— II en reste encore une demi-livre, vénérable abbé, et j'ai cru la devoir réserver pour le service des hôtes ou pour vous.
— Eh bien ! mettez ce reste dans les lampes, et sachez que nous aurons bientôt, grâce à Dieu, de l'huile pour toute l'année.
En effet, ajoute l'hagiographe, vers le soir on reçut la nouvelle qu'un navire, frété à Bordeaux, était entré au plus prochain port de mer avec une cargaison de quarante muids d'huile à brûler. C'était un envoi des amis de saint Filibert.»
Bref, on dira mille choses de Philibert. Qu’un voleur emporta ses gants, qu’il donna son nom à une variété de noisettes, la noix de Filebert.
Mon grand-oncle, Pierre Chéron, rapporta dans les années 50 cette autre légende. Philibert venait de défendre sans succès, les intérêts de son abbaye auprès de Dagobert. Épuisé du voyage, il s'endormit sur une souche en forêt de Jumièges, secoué de mauvais rêves. Quand une clarté le réveilla. Jésus, siégeait là sur une autre souche, entouré de ses apôtres. Il le rassura doucement sur l'avenir du monastère. Et s'évanouit avec sa cour. Jumièges prospéra. En reconnaissance, à l'endroit béni où apparut le Christ, Philibert fit planter un chêne, encerclé de douze autres. Bien plus tard, le chêne principal ayant grandi, on y découvrit la statue de la Vierge. Le curé de Jumièges l'accueillit en son église. Mais on la retrouva au matin dans son arbre. Et il en fut ainsi chaque jour. Jusqu'à cette nuit où, apparaissant au portier de l'abbaye, Marie se fit enfin comprendre. Du chêne les moines firent une chapelle de bois. Et plus jamais la mère de Dieu ne quitta son sanctuaire forestier.
Aujourd'hui,
quand vient le mois de Marie, on s'y rend toujours en procession...
Pour suivre: Des Vikings aux Anglais
Chanteloupien a écrit le 07/06/2011 : Je suis content de pouvoir sans me déplacerprendre note des faits et gestes de cette fabulueuse histoire de l'abbaye, quel domage de la voir en ruine, merci ! et bravo pour le travail...