Réforme abrasive, et nouvelle crise politique. Dans la nuit de mardi à mercredi, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi sur la révision constitutionnelle, visant à dégeler le corps électoral aux élections provinciales. Le texte prévoit d’ouvrir ce prochain scrutin à l’ensemble des citoyens résidant en Nouvelle-Calédonie depuis dix ans, soit 25 000 électeurs supplémentaires. Une évolution au regard des dispositions actuelles : depuis la révision constitutionnelle de 2007, découlant de l’Accord de Nouméa de 1998, seules les personnes inscrites sur les listes électorales avant la date de l’Accord ont accès à ce vote.

Farouchement opposés à cette évolution, les indépendantistes kanaks agitent le spectre d’une "recolonisation". Les émeutes se poursuivent depuis le début de la semaine, alors qu’Emmanuel Macron vient de déclarer l’état d’urgence sur l’archipel. Manuel Valls, ancien Premier ministre (2014-2016) et ex-président de la mission parlementaire sur l’avenir institutionnel de ce territoire, estime la réforme nécessaire, mais plaide pour rétablir urgemment l'ordre en vue d'un compromis.

L’Express : Avec l’adoption du projet de loi constitutionnelle sur le dégel du corps électoral en Nouvelle-Calédonie, les Kanaks, minoritaires, redoutent une "recolonisation" de l’archipel. Comprenez-vous leurs inquiétudes, violemment exprimées ?

Manuel Valls : Il était difficile, pour des raisons constitutionnelles, de ne pas faire évoluer le corps électoral pour les élections provinciales. Loyalistes comme indépendantistes savaient que l’on ne pouvait poursuivre dans une rupture d’égalité aussi flagrante. Et encore, les règles ne sont toujours pas les mêmes que dans le reste de la République. Le gouvernement a trouvé un compromis entre le Sénat, l’Assemblée nationale et l’ensemble des loyalistes ; chacun a fait des concessions. Les indépendantistes doivent revenir à la table des négociations.

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Pour le reste, ça n’est pas vrai que les Kanaks seront "recolonisés" : la réforme ouvre le vote à 25 000 personnes [NDLR : sur 270 000 habitants au total]. Il faudra néanmoins trouver un accord global permettant à toutes les parties de sortir par le haut. Mais on ne peut négocier sous le feu et les balles. L’urgence aujourd’hui, c’est le rétablissement de l’ordre.

Avant d’être Premier ministre, vous avez conseillé Michel Rocard et Lionel Jospin, artisans des accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998). Quel regard portez-vous sur la dégradation des relations entre la métropole et la Nouvelle-Calédonie ?

Tant que l’on se trouvait dans le cadre des accords de Matignon et de Nouméa, chacune des parties était contrainte par ses engagements. Mais les référendums de 2018, 2020 et 2021 ont acté un changement de phase. Celui du dégel du corps électoral, puis de la recherche d’un nouvel accord global. D’après moi, les indépendantistes n’ont pas suffisamment anticipé ce nouveau chapitre. Mais je reste convaincu qu’ils sont prêts à franchir le pas, à condition que la confiance soit rétablie.

L’exécutif a invité à Paris l’ensemble des parties, et s’est engagé à ne pas convoquer le Congrès (qui doit entériner la révision constitutionnelle) dans la foulée de l’adoption de la réforme. N’est-ce pas maladroit de vouloir relancer les discussions après avoir tordu le bras aux indépendantistes, via l’adoption du projet de loi ?

Le ministre de l’Intérieur s’est beaucoup impliqué dans le dossier, et l’Elysée l’a également suivi de près. Il y a eu des maladresses, mais gouverner, c’est difficile… Dans ce contexte, je ne vais pas mettre de l’huile sur le feu. Tout le monde savait qu’il fallait écrire un nouveau chapitre. Les indépendantistes sont divisés et ils sont à l’évidence débordés par des éléments radicaux. Il faut donc renouer les fils du dialogue pour un accord global qui intègre forcément le dégel du corps électoral, mais aussi les aspects économiques, sociaux, culturels et institutionnels. J’ai confiance dans la capacité de dialogue des Calédoniens, mais il faut les aider à surmonter cette crise particulièrement grave.

L’Etat a-t-il rompu avec son impartialité dans le dossier, en nommant au gouvernement, sous Elisabeth Borne, Sonia Backès, cheffe de file des non-indépendantistes, ou encore Nicolas Metzdorf, également loyaliste, rapporteur du projet de loi constitutionnelle au Palais Bourbon ?

L’Etat pouvait difficilement rester neutre dans un territoire où, par trois fois, une majorité de citoyens a dit son attachement à la France. Le président de la République, en 2018, en était lui-même sorti, déclarant que "la France ne serait pas la même sans la Nouvelle-Calédonie". Pour le reste, il y a certes les symboles. Mais Sonia Backès [NDLR : ancienne secrétaire d’Etat chargée de la citoyenneté en France] est loin des caricatures que certains cherchent à imposer. Elle est courageuse et prête aux compromis nécessaires.

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Concernant le rapporteur Nicolas Metzdorf, les choses auraient pu se faire autrement. Mais je reste convaincu que tout n’est que prétexte pour s’opposer et détruire. Je vous rappelle que l’Assemblée nationale a voté le même texte que le Sénat. Et Gérard Larcher connaît tout particulièrement bien la Nouvelle-Calédonie. D’ici à la convocation du Congrès de Versailles il reste du temps. Utilisons-le !

Vous plaidez pour que Matignon reprenne la main sur le dossier néo-calédonien. Est-ce un domaine réservé du Premier ministre ?

C’est mon idée du rôle du chef de gouvernement. En tant que Premier ministre, je me suis beaucoup impliqué dans dossier calédonien, pour sauver les usines qui produisent le nickel – fondamentales pour l’économie du territoire – et j’ai évidemment eu à traiter des questions d’ordre, ou institutionnelles. Je crois dans la force des symboles, et je suis convaincu qu’il est important, pour les Kanaks notamment, de garder le lien avec les accords de Matignon de 1988, et son lot de lieux symboliques. C’est dans la salle de la Chapelle [NDLR : une annexe de Matignon] qu’ont été discutés et préparés de nombreux accords. Et c’est sur le perron de Matignon que la fameuse poignée de main entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou a eu lieu.

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L’essentiel est aujourd’hui de recréer les conditions de la confiance pour bâtir un avenir commun. Il faut évidemment un dialogue direct entre l’exécutif et les acteurs locaux. Mais il faut aussi se donner du temps, pourquoi pas via une nouvelle mission du dialogue.

Malgré l’instauration d’un couvre-feu, les émeutes ont perduré cette nuit dans l’agglomération de Nouméa. Les autorités ont, pour l’heure, décompté cinq morts dont deux gendarmes. Est-ce le spectre de la quasi-guerre civile d’il y a quarante ans ?

La violence rappelle peut-être d’autres évènements, mais nous ne pouvons pas comparer les époques. La Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle de 1988. Certes, des inégalités criantes subsistent, mais des progrès considérables ont été accomplis. Cette fois-ci, ce ne sont pas les leaders indépendantistes qui sont dans la rue mais des milliers d’émeutiers déterminés sous l’égide de cette Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT). De nombreux éléments démontrent que c’est une organisation mafieuse et violente, qui pille des magasins, tire à balles réelles sur des gendarmes et les policiers, met le feu à des entreprises, et attaque des institutions pourtant indépendantistes. Il faut rétablir l’ordre. C’est l’urgence. Et la justice devra être particulièrement sévère.