La Croix : Comment fonctionne le système électoral en Nouvelle-Calédonie ? Pourquoi l’élargissement du corps électoral provincial pose problème ?

Michel Naepels : À la suite des troubles et des violences qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie à partir de 1984, débouchant sur l’accord de Matignon en 1988, l’accord de Nouméa de 1998 définit différents corps électoraux dans un souci de médiation entre indépendantistes et loyalistes. C’est un accord inédit dans l’histoire de la décolonisation française, car il vise non seulement à construire une citoyenneté calédonienne, mais prévoit également trois référendums au terme de l’accord.

Deux corps électoraux spéciaux sont ainsi créés et se superposent au corps électoral général : l’un pour la consultation sur l’accès à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, l’autre pour les élections provinciales. Or, c’est à partir de ces élections provinciales que sont choisis les membres du Congrès, qui définissent le gouvernement collégial de Nouvelle-Calédonie.

La définition du corps électoral provincial constitue donc un enjeu politique extrêmement important et sensible qu’il ne faut pas prendre à la légère. Comment modifier ce corps électoral sans se préoccuper aussi de la citoyenneté calédonienne ou encore du nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie dans une logique de décolonisation défini par l’accord de Nouméa ? Quelles sont les perspectives politiques d’avenir ? Ne proposer que l’élargissement du corps électoral court-circuite ces questions.

Quelles seraient les conséquences de cet élargissement ?

M.N. : Les indépendantistes ne sont pas opposés à une modification du corps électoral pour les élections provinciales. Ils ont même déjà accepté qu’un certain nombre de résidents de longue date puissent y accéder. Mais les loyalistes prônent un élargissement beaucoup plus large, qui aurait pour conséquence mécanique d’invisibiliser les indépendantistes dans la sphère politique. Pour la plupart des anti-indépendantistes, il n’y a plus de débat sur le statut de la Nouvelle-Calédonie. Ils veulent passer à autre chose, et le gouvernement s’est aligné sur leurs positions sans se préoccuper de la suite.

Comment se sont déroulés les référendums ?

M.N. : Le calendrier des accords de Nouméa prévoyait trois référendums successifs à deux ans d’écart si le non à la pleine souveraineté l’emportait : un en 2018, un en 2020, et un autre en 2022. Le premier a obtenu 57 % de non. Un second référendum a donc été organisé en 2020, qui a obtenu cette fois-ci 53 % de non. Les indépendantistes ont réussi à ramener vers eux une partie du corps électoral, rapprochant la possibilité du oui.

Un troisième référendum devait naturellement se tenir en 2022, mais il a été décidé par le gouvernement de le décaler à fin 2021, avant les élections présidentielles. En raison de la crise sanitaire liée au Covid-19, les indépendantistes ont demandé son report, demande qui a été refusée. Les indépendantistes ont donc boycotté le troisième référendum, qui a obtenu plus de 96 % de oui pour une participation de seulement 43,9 % du corps électoral.

L’esprit du compromis n’est plus là depuis 2021. De nombreux responsables politiques de droite comme de gauche ont lancé des alertes, déclarant que ce référendum n’était pas satisfaisant, et qu’il fallait traiter politiquement la question du contentieux colonial. La réponse du gouvernement a été de nommer la responsable politique loyaliste Sonia Backès secrétaire d’Etat chargée de la Citoyenneté, puis de nommer le député Nicolas Metzdorf rapporteur de la loi sur le corps électoral, pourtant connu pour ses positions très radicales anti-indépendantistes. S’étonner maintenant de la contestation populaire en Nouvelle-Calédonie, c’est ignorer les alertes permanentes qu’il y a eues depuis le dernier référendum.

Concrètement, que veulent les indépendantistes ?

M.N. : Historiquement, la Nouvelle-Calédonie est une colonie fondée en 1853, où la population colonisée est devenue minoritaire. Encore aujourd’hui, elle figure dans la liste des espaces à décoloniser de l’ONU, liste qui suppose que les peuples colonisés aient le droit à l’autodétermination. Depuis plus de 50 ans, les indépendantistes s’efforcent de demander la reconnaissance d’une souveraineté calédonienne, en tendant la main à toutes les populations installées de longue date sur l’île parfois contre leur gré : les descendants des bagnards ou des colons européens, des déportés kabyles, des populations originaires d’Indonésie ou d’autres territoires du Pacifique.

L’accord de Nouméa s’inscrit dans une même logique qui cherche à dépasser le clivage entre Kanaks colonisés et autres populations, pour construire ensemble un « destin commun » appuyé sur la base de la citoyenneté calédonienne, qui reconnaisse une différence entre les habitants récemment installés sur le territoire, et ceux ayant un attachement plus profond. Mais cette identité calédonienne doit se construire dans le temps et par le dialogue.

Or, les changements voulus par l’exécutif tiennent pour acquis la question de la décolonisation, et ne parlent plus que d’aménagements techniques, sans prendre en compte leurs conséquences sur la construction d’une identité commune calédonienne. En Nouvelle-Calédonie, personne ne souhaite l’affrontement et la violence, mais il est nécessaire d’établir une perspective politique claire, qui prenne en compte les revendications et l’histoire de chaque communauté.

Quelle est l’importance de la culture kanake en Nouvelle-Calédonie ?

M.N. : Les Kanaks ont longtemps été majoritaires, mais ont aussi mis du temps à être considérés comme des citoyens. Le suffrage universel ouvert à tous les Kanaks date seulement de 1957. À cette période, les Kanaks étaient encadrés par des associations missionnaires, ils étaient principalement autonomistes et luttaient déjà pour la reconnaissance de leur culture. À la fin des années 1960, un certain nombre de réformes progressives ont eu lieu. Mais dans le même temps, les Kanaks sont devenus minoritaires en raison d’une immigration massive impulsée par la circulaire Mesmer en 1972.

Or le statut de ces nouveaux arrivants est devenu une question éminemment sensible, puisqu’elle noie les revendications kanakes dans un corps électoral qui les rend toujours plus minoritaires. Indéniablement, de nombreux efforts ont été déployés en faveur de la reconnaissance de la culture kanake. Mais ce sont des populations qui restent pauvres et marginalisées. D’où l’importance d’ouvrir le dialogue afin d’entendre leurs revendications, et prendre une décision qui permette de leur reconnaître une place légitime dans l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.